L'histoire de l'école a d'étranges retours, et celle de l'école maternelle en particulier.
En 1969, lorsque, avec l'INRP (qui ne s'appelait pas encore comme ça), nous travaillions à l'élaboration d'un plan de rénovation de l'enseignement du français (dont celui-ci avait rudement besoin !), des discussions acharnées, à l'intérieur de l'équipe, mais surtout à l'extérieur, ont secoué notre travail, autour de la formule "Ecole Maternelle, école à part entière".
Enthousiasmés par les travaux, notamment de Changeux, mais aussi de nombreux penseurs, notamment pédagogues de l'EPS, qui insistaient sur l'importance de la période 2-6 ans, dans le développement de l'enfant, période où l'enfant, selon eux, devait pouvoir se heurter à des obstacles, notamment moteurs, et vivre des situations-problèmes, pour ouvrir ses capacités à apprendre, nous souhaitions sortir l'École Maternelle du "jardin d'enfant" où elle se cantonnait. Nous étions convaincus qu'il était possible de résoudre l'apparente contradiction qui semble opposer : faire de l'école maternelle une véritable "propédeutique" aux apprentissages de l'école primaire, et rester parfaitement respectueux des besoins effectifs des enfants de cet âge, l'un d'eux — et non des moindres — étant la nécessité d'ouvrir au maximum, les capacités d'apprendre à tous les enfants.
Nous fûmes alors qualifiés de "massacreurs de l'enfance".

Aujourd'hui, que cette formule "École Maternelle, école à part entière" n'est plus contestée, voici l'excès inverse, auquel personne, du fond d'une naïveté touchante, mais dangereuse, ne s'attendait : c'est maintenant qu'arrivent, non de la Recherche, mais des Instances Officielles, les vrais "massacreurs de l'enfance", ceux qui dirigent l'Éducation Nationale qui, pour cette école, osent transformer ce qu'elle doit être : un moment de transition effective et douce, vers l'école primaire, en une plongée brutale dans l'eau glacée des syllabes artificielles, des phonèmes, et du travail sur la langue, le plus austère.

À partir de trois-quatre ans, ils peuvent prendre du recul et avoir conscience des efforts à faire pour maîtriser une langue et accomplir ces efforts intentionnellement. On peut alors centrer leur attention sur l’apprentissage conjoint du vocabulaire, et de la syntaxe, et, sur les unités sonores de la langue française, dont la reconnaissance sera indispensable pour apprendre à maîtriser le fonctionnement de l’écriture du français.

"Les unités sonores de la langue française" : combien de fois faudra-t-il expliquer à ces auteurs bien incomplets, que ces unités sont abstraites, recouvrant des réalités perçues diverses, dont la compréhension est inaccessible à cet âge ? Que cette notion est difficile encore pour plus d'un adulte ? Que la notion de syllabe est loin d'être évidente, même pour un adulte cultivé, et que le mot "phonème" n'est pas synonyme de "son"...

Or, nos petits ne sont pas idiots : ils savent bien qu'ils n'entendent pas le même son, à la fin d'un mot comme "fort" ou "peur", selon les personnes qui les disent. Mais comme on leur a demandé de croire que ce sont le même, ils le croient — ce qui est déjà grave — mais en se disant (et là c'est pire), qu'ils sont décidément mauvais, puisqu'ils n'entendent pas ce qu'il faut. Pour les syllabes, c'est pareil : le petit Brice, qu'on a puni parce qu'il n'entendait qu'une seule syllabe dans son nom, ne peut que tirer, de lui-même, la même conclusion.

"Indispensables pour apprendre à maîtriser le fonctionnement de l'écriture du français" : combien de fois faudra-t-il leur répéter que, depuis Robert Estienne, l'orthographe française traduit le sens des mots et des phrases, et non leur prononciation : "faire un dessin" et "avoir le dessein d'en faire un", c'est un exemple donné par R. Estienne lui-même, qui souhaite distinguer ainsi les acceptions différentes d'un même mot.
Aujourd'hui, les preuves de ce repérage possible et rapide, du sens des mots, grâce à cet autre rôle de l'orthographe, facilitant ainsi la compréhension en lecture, sont innombrables.

"L'apprentissage conjoint du vocabulaire et de la syntaxe" : là, on atteint des sommets, et on croit rêver. Les listes de mots, cauchemar de mon CE1 d'enfance, seront là dès la Maternelle !
Perdons pas not'temps, comme disait Fernand Raynaud.
Alors qu'on a mille raisons de penser que les mots, qui n'ont de sens que par les contextes où ils se trouvent, ne doivent jamais être étudiés de façon isolée.
Quant à la syntaxe, au point où l'on en est, pourquoi ne pas commencer à leur faire faire des "analyses logiques" de phrases : plus un exercice est idiot, plus il faut s'y mettre de bonne heure...

Quand aura-t-on fini de raconter des salades à nos petits ?

Et puis, toutes les erreurs qui sautent à la figure à la lecture de ce projet  : on y parle de "langue orale" et de "langue écrite"...
Mais non ! Ce ne sont pas des "langues", mais des fonctionnements différents d'une même langue, le français.
Ces imprécisions de vocabulaire qui renvoient à des connaissances floues, sont inadmissibles de la part de dirigeants, si bien qu'il est impossible de leur accorder la moindre confiance.

Oubliez ces "programmes" qui empirent à chaque "amélioration" !

A leur lieu et place, allez donc plutôt relire une des admirables conférences données par Philippe Meirieu aux divers congrès de l'AGEEM (Association Générale des Enseignants et enseignantes d'École Maternelle) : elles sont sur son site www.meirieu.fr...
Tenez, par exemple, celui d'Albi en 2017, dont le titre était : "Nourrir la pensée par la culture en maternelle : c’est nécessaire... c’est possible..."
Et qui se conclut sur ces constats et conseils :

Plus que jamais, quand triomphe le « capitalisme pulsionnel », nous avons besoin de placer l’émergence et la construction de la pensée, au cœur de l’entreprise éducative.
Eduquer nous impose donc d’apprendre de surseoir à la pulsion pour laisser du temps à la pensée. Ce temps doit être nourri par la culture pour que l’action humaine soit consciente et habitée par le projet d’agrandir encore « l’humaine condition ».
Cela impose de faire de l’École un lieu de décélération... en maternelle d’abord ! Et partout ailleurs...


L'émergence de la pensée, faire de l'école un lieu de décélération, permettre à l'enfant d'être en langage, de laisser pétiller son langage, nourrir la pensée par la culture en maternelle...
Nous sommes aujourd'hui bien loin de cela...
Au fait, personne ne nous contraint à y rester : comme dit l'autre, c'est nous qu'on est les plus nombreux !
Faudrait peut-être pas l'oublier...