L'histoire est rapportée par Carlotta Valdès, dans "la Brique", le journal local.

Tout a commencé en novembre 2020, par une discussion entre un professeur d'histoire et un AED, (nom chic pour désigner un pion), nommé Brahim. Celui-ci était chargé de surveiller un élève puni, qui avait à refaire un devoir d’histoire sur l’esclavage, dont le sujet était ainsi formulé :
« Comment expliquer que des Africaines et Africains se retrouvent captifs sur des navires européens, pour, ensuite, devenir esclaves dans les colonies américaines ? »
En le relisant, devant le professeur, Brahim s'arrête sur les termes « captifs » et « ensuite ». Ces mots lui semblent ambigus : pour lui, c'est dès l’instant de leur capture, que les Africains sont esclaves. Il ajoute que la traite est un système social qui régit la vie des sociétés côtières d’Afrique, bien en amont de la capture des esclaves. Aussi, affirmer que les Africains ne deviennent esclaves qu’une fois vendus dans les « colonies américaines », c’est, dit-il, ramener leur transport sur les « négriers » (le nom correct de ces « navires ») à un simple commerce, qui ne mériterait pas encore le nom d’esclavage.

Rien de désobligeant dans la discussion, et surtout rien qui puisse révéler un désir particulier d’en remontrer à l’enseignant. Mais celui-ci ne se déclare pas convaincu. Il va même jusqu'à ajouter qu'il conviendrait de distinguer soigneusement les torts, et de ne pas exagérer la responsabilité des Européens (?!!).

Les choses auraient pu en rester là. Mais, après le repas, devant un public d’élèves, le prof, croise Brahim et, furieux l'interpelle, en criant : « Toi, t’es rien ! Je suis historien moi, toi t’as rien à me dire ! »

Le lendemain, l'AED est convoqué par la Principale pour apprendre qu’il est mis à pied, car il avait mis un post de son aventure sur Facebook.
Une machine répressive se met alors en marche : la CPE, déjà au fait des échanges sur les réseaux, admettra plus tard, sans ciller, espionner les comptes des AED.
Brahim est sommé d’effacer sa discussion : dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, ce fait apparaissait comme une mise en danger de l’enseignant. Malgré ses protestations et les preuves qu'il donne de son innocence sur ce point, la Principale s’emporte et refuse tout dialogue.
Les motifs invoqués pour la mise à pied sont ineptes : Brahim aurait donné un goûter à un élève (il n’a pas le droit, à cause des allergies alimentaires), il aurait oublié de vérifier un carnet, etc. Tous les écarts minuscules qui se produisent inévitablement dans l’exercice de son métier sont mis sur le tapis pour justifier la décision.
L'enquête lancée va mettre en route un véritable engrenage où Brahim sera écrasé : la Principale y découvre qu'il écrit des textes de rap. Pire : que son nom de rappeur est « Fellagha ». Elle en déduit aussitôt que c'est un « terroriste »(preuve qu'elle ignore le sens du mot !), et elle fait une déclaration officielle annonçant la "radicalisation" de son AED.
Pour avoir contesté deux mots, Brahim se retrouve donc avec tout l'arsenal du Renseignement sur le dos, et toute la cohorte d'ennuis divers et graves que cela provoque : devenu objet de méfiance, amis et connaissances lui tournent le dos, il reçoit des menaces de mort, doit se cacher, etc.
Sa vie a basculé d'un coup dans le cauchemar.

Comme le dit l'auteur de l'article : "L’un des points les plus inquiétants de cette histoire est qu’elle se passe dans un établissement d’enseignement public. Le respect du savoir, l’aptitude à dialoguer : toutes choses que, dans notre naïveté, nous pensions devoir trouver dans ce genre d’endroit."

Pour la prof de français que je suis, je vois aussi d'autres conclusions, à tirer de cette triste et effrayante histoire, en plus de tout ce qu'elle révèle des abus de pouvoir dont sont capables ceux qui en ont un peu dans la société actuelle. Des conclusions pédagogiques, évidemment.
D'abord, sur la manière dont est enseigné le vocabulaire et sur l'utilisation des mots, notamment des mots étrangers, dont il faut impérativement vérifier le sens avant de les utiliser, comme celui de "fellagah", par exemple, à l'origine de la terrible aggravation du malentendu.
Je vois aussi que le cloisonnement des disciplines, bien connu chez nous, (et dont on ne dira jamais assez le mal qu'il fait aux élèves) a privé ce prof d'histoire de connaissances sur le fonctionnement du lexique français, et notamment sur l'importance des mots qui n'ont pas de "référent", comme les connecteurs, et autres adverbes ou conjonctions.
L'école de Blanquer et Bentolila ignore ces choses, autant que ce professeur : pour elle, le travail sur le vocabulaire, se limite aux mots "pleins", qui renvoient à un référent : jamais vous ne verrez de travail sur le "sens" des connecteurs et leur importance dans la compréhension des textes, juste sur leur "fonction", et encore, de façon bien superficielle !

Et puis, une grande question : l'énoncé du devoir est ambigu, mais l'était-il vraiment ? Il est clair que "captif" et "esclaves" ne sont pas synonymes ; c'est donc à dessein qu'ils ont été choisis. Quant à l'adverbe "ensuite", dont le rôle, capital ici, évoquant une séparation, dans le temps, de deux événements évoqués par les mots qui le précèdent et ceux qui le suivent, confirme la conviction du professeur : par ce choix de formulation, il considérait que les captifs n'étaient pas encore des esclaves dans les navires négriers, ce qui exonère les européens de toute relation avec l'esclavage. Conception, pour le moins politique de l'Histoire.
Et c'est Brahim, un pion, qui l'a vu... Ce qui conduit à d'autres constats :

* Un simple AED, parce qu'il est concerné par le texte, en lien avec sa propre histoire, est capable de le lire dans ses moindres détails, au point de repérer qu'un adverbe lui ajoute du sens : lire, ça ne s'enseigne pas n'importe comment, ni sans lien avec les élèves.

* Etre capable de reconnaître les mots d'un texte ne suffit pas pour le comprendre : il faut être capable de repérer les éventuelles traces de manipulation qu'il contient : aller plus loin que ce que dit le texte, pour atteindre le projet de celui qui l'a écrit.

* Où l'on voit qu'un sujet de devoir, parfaitement anodin en apparence, un sujet de devoir comme un autre, peut recéler une opinion personnelle, bien cachée, sur un événement historique, aux conséquences graves, une opinion rien moins que politique...

Quand je vous le disais, qu'enseigner est toujours un acte politique...
Et dire que certains osent affirmer que l'enseignement doit rester neutre : ah, bon ? Et on fait comment ?