Voici, pour lancer la réflexion, trois exemples, trouvés dans la Presse, ou ailleurs.
Question : comment a-t-on fait pour les comprendre ? C'est, en effet, seulement, à partir des réponses à cette question, que l'on pourra définir les moyens pédagogiques qui permettront aux élèves d'apprendre à le faire.

1) Cette semaine, un hebdomadaire propose le titre suivant pour un article "Les Paris de Perec".
2) A propos d'une histoire belge (mais vraie) de filiation génétique, le journal "Le Soir" a titré : "Une femme sans gène"
3) Un almanach comique écrit par J.M. Ribes a pour titre : "Mois par moi".

Essayons d'analyser ce qui se passe chez le lecteur quand il lit ces titres.
L'article sur Perec, par exemple
Premier constat : l'interprétation n'est pas la même si ce titre est entendu ou lu.
A l'oral, et pour peu qu'on ait quelques connaissances sur l'écrivain, l'interprétation qui se fera spontanément, sera celle d'un "parieur", pratiquant volontiers des paris, bien en cohérence avec les habitudes de cet auteur.
Sur l'écrit, en revanche, le lecteur va être gêné par un détail purement visuel qui dérange son hypothèse : la majuscule de "Paris".
Cette gêne va orienter son raisonnement dans une tout autre direction, celle d'un mot avec majuscule, donc d'un nom propre, qui va lui permettre de trouver dans son propre réservoir langagier, le nom de la capitale française.

Autre détail visuel insolite : le pluriel "les", pour une ville, évidemment unique.
C'est alors, tout le bagage culturel du lecteur qui est ici mobilisé, sur ce que l'utilisation des marques de pluriel sur le nom d'une notion, en principe unique, apporte en général de significations possibles au mot. Ces "Paris" différents sont peut-être différents quartiers de la ville, et/ou ce qu'elle est à différents moments... Il faut lire l'article de l'hebdomadaire — et surtout le livre, lui-même, "Lieux" (Editions du Seuil) pour entrer complètement dans la signification : un titre, c'est un ouvreur d'appétit de lire...

Quelle(s) conclusion(s) peut-on déjà tirer de cette modeste analyse ?

Plusieurs, évidemment.
* La première, c'est que le déchiffrage apparaît, non seulement inutile, mais véritablement dangereux : en prenant la place de tout le travail de raisonnement évoqué, il nuit gravement à la construction des significations, et pour certains lecteurs, il l'empêche carrément.

* La seconde, c'est que l'écrit est bien indépendant de l'oral, au moins, en étude synchronique actuelle (on peut pinailler en étude diachronique... Mais ce n'est pas notre propos ici), notamment pour ce qui est de la compréhension : contrairement à ce qui est dit officiellement, la compréhension de l'écrit n'a rien à voir avec celle de l'oral.

* La troisième, c'est que lire ne peut pas être une activité autre que visuelle — pas d'hybrides en lecture ! — et surtout, qu'elle exige une acuité visuelle très importante et fine : le raisonnement s'installe à partir d'un détail souvent minuscule, comme ici, qui dérange les habitudes visuelles : la présence d'une majuscule insolite sur de tels mots.
Si l'on observe l'exemple 2, on voit que c'est l'accent posé sur la lettre "e", qui dérange : la formule connue s'écrit "Une femme sans gêne": il fut alors aller chercher l'autre mot "gène" et ses liens avec cette affaire de revendication génétique, la femme en question affirmant être la fille du roi de Belgique.
Quant à l'exemple 3, c'est la lettre "s", présente sur le premier mot, absente sur le second, qu'il faut considérer, pour comprendre ce titre inattendu.

* La quatrième, c'est que ces détails qui dérangent, appartiennent à ce qu'on appelle l'orthographe, dont on découvre ainsi, que loin d'être d'une complication inutile, qu'il faudrait simplifier, pour la rapprocher de la prononciation, tout au contraire, l'orthographe est là pour aider à comprendre, et qu'on ne peut pas apprendre à lire, sans apprendre, en même temps, à utiliser l'orthographe pour devenir lecteur.

* La cinquième, c'est que tout le monde n'est pas forcément gêné par un détail orthographique. La plupart des élèves ne le sont pas : ils ont vu tant d'erreurs sur leurs copie, que plus rien ne les dérange ! Pour être gêné par une graphie insolite, il faut avoir été habitué à voir l'écrit bien orthographié, l'avoir abondamment observé et avoir appris à justifier cette orthographe, non par le rappel de prétendues règles qui n'ont jamais existé, mais par l'usage.
Qu'est-ce que l'usage ? Grand papa Saussure l'a admirablement expliqué, par l'arbitraire du signe linguistique, qui impose ce qui est : les mots s'écrivent comme ils s'écrivent ; ils se prononcent comme ils se prononcent ; un point c'est tout ! Il n'y a pas plus de raison de penser que l'une devrait dépendre de l'autre, qu'il n'y en aurait à exiger que la voix d'une personne ressemble à son visage : l'orthographe, c'est le visage de l'écrit, la prononciation, la voix de l'oral. Chacun chez soi !

L'autre condition pour repérer l'insolite dans la graphie de ce qu'on lit c'est de n'avoir, si possible, jamais vu d'erreurs d'orthographe, car celles-ci s'inscrivent dans la mémoire visuelle de l'écrit, et faussent le regard orthographique des élèves. Comme je l'ai maintes fois montré et démontré, la pédagogie de l'orthographe consiste, non pas à corriger les erreurs, mais à les éviter, et quand elles se produisent, à les oublier.
Comme c'est seulement l'usage, qui justifie la bonne orthographe, aucune réflexion, aucun raisonnement ne peut permettre de la trouver : il est inutilement cruel de torturer les élèves en leur demandant de "réfléchir" pour trouver la bonne orthographe. La seule chose à faire, c'est de chercher dans la documentation.
C'est pourquoi, il faut faire disparaître les causes d'erreurs (la dictée, absurde moyen de les produire !), et installer chez tous les élèves une virtuosité de manipulation du dictionnaire d'orthographe, en laissant libre sa manipulation durant toute activité d'écriture, en toute discipline, et bien sûr en multipliant les jeux nécessitant son utilisation.

D'où il ressort que tout cela forme un tout, et qu'on ne saurait isoler la lecture de l'orthographe, ou de l'écriture, même si leurs pédagogies respectives sont radicalement différentes. Une fois de plus, on se heurte au cloisonnement traditionnel, source importante des maux de l'école...
Découper en tranches le vivant, est-ce une bonne idée ?
Alors pourquoi sont-ils si nombreux à être convaincus du contraire ?