Après la réflexion sur l'échec scolaire, revenir à la lecture, se justifie par le fait bien connu que le savoir lire en est le lieu privilégié, question déjà posée sur ce blog, — notamment, il y a un peu plus de dix ans.
Mais depuis, l'école et l'enseignement de la lecture ont connu bien des avatars, qui rendent nécessaire qu'on se la repose, et ce, d'autant plus que, sur ce sujet, le précédent ministre de l'Education Nationale avait littéralement gommé toute distinction entre lecture et lecture à haute voix.

Elle se présente en fait sous la forme de deux questions distinctes :
1- qu'est-ce que "lire" ?
2- que se passe-t-il quand on effectue cette action, à haute voix ?

Réponse 1 : Lire, c'est, à partir d'une perception visuelle de signes écrits, comprendre une information traduite à l'aide de ces signes.
Réponse 2 : Lire à haute voix, c'est transformer ces signes écrits en signes sonores pour communiquer oralement cette information à d'autres personnes.
Donc, ce sont bien des activités distinctes, qui n'ont entre elle d'autre lien que, pour la seconde, d'être une utilisation particulière, différente de la première.
La seconde, qui est une situation de communication, — précision en direction des lecteurs cultivés connaissant bien Flaubert — n'a rien à voir avec le "gueuloir" de l'écrivain, lequel oralisait ses textes — les "gueulait"— pour apprécier, à titre personnel, le pouvoir musical de son écriture, besoin qui surgit rarement chez ceux qui ne sont pas écrivains.
Cela n'a rien à voir, non plus, avec une pratique scolaire, vieille comme l'école, et complètement inadaptée, qui consiste à faire lire à haute voix un texte par un élève, afin de vérifier s'il a compris ce qu'il vient de lire, car le fait de pouvoir lire à haute voix un texte ne prouve en rien qu'il a été compris. Si, comme moi, on sait lire les caractères du grec ancien, on est capable de lire à haute voix un texte d'Aristophane ou de Sophocle, sans être capable de dire ce qu'il raconte, et sans avoir le droit de dire qu'on maîtrise cette langue.

Mais ce qui nous préoccupe ici, c'est de pointer exactement ce qui se produit quand on passe d'une lecture personnelle, visuelle, à une situation de communication utilisant l'oral.
Et là, on découvre une erreur longtemps pratiquée en classe, celle de faire lire à haute voix un texte qui n'a été ni travaillé ni même lu des yeux auparavant. Une telle erreur renvoie, en fait, à cette croyance coriace que l'oral étant, paraît-il plus facile, faire entendre un texte faciliterait ensuite sa lecture visuelle.
Rien n'est plus faux, évidemment : c'est tout le contraire.
Pour pouvoir lire à haute voix un texte, il faut le connaître de façon approfondie, il faut en quelque sorte, se l'être approprié, l'avoir fait sien, pour être capable de le dire comme s'il venait de sa propre pensée.
Lire à haute voix, ça se prépare.
Et pour la préparer, il faut que certains conditions soient remplies :
1- qu'on ait lu le texte et qu'on l'ait compris
2- qu'on ait pris conscience de cette compréhension
3- qu'on ait transformé cette compréhension en projet de communication : qu'est ce que je veux obtenir de mes auditeurs avec ma prestation : les amuser, les émouvoir, les convaincre, les choquer ?
4- connaître et savoir utiliser les techniques par lesquelles on peut atteindre ce résultat : il ne suffit pas de trouver drôle un texte pour faire rire ceux qui vont m'entendre le lire...
Autre différence capitale, lire, étant affaire personnelle, s'effectue généralement assis, tandis que lire à haute voix qui est une situation de communication orale, devrait toujours, en classe s'effectuer debout, face aux autres élèves.
Ensuite, si tous les élèves ont, sous les yeux, le livre où se trouve le texte à lire, il va de soi qu'ils doivent, chacun, le fermer : la parole étant au moins trois à cinq fois plus lente que la perception visuelle, il est impossible de la suivre des yeux.
On n'avance pas si la carriole est tirée par deux chevaux allant à des vitesses différentes !
Et puis, la politesse exige que, lorsque quelqu'un parle, on l'écoute en le regardant !

Lire à haute voix, c'est donc une prise de parole, pour un public qui doit l'écouter sans rien faire d'autre, et c'est une situation, difficile à vivre très souvent, pour certains jeunes timides, qui constitue un apprentissage de la maîtrise de soi, absolument nécessaire, dans la poursuite de leurs études.
Comme toute prise de parole en public, c'est une situation mettant en jeu des techniques qui ne s'improvisent pas : la maîtrise de sa voix, l'apprentissage de la respiration ventrale, du "parler dans le masque", sur le souffle expirant — et non, en bloquant le souffle, comme cela se passe avec le stress de la situation. Il faut aussi être capable de regarder ceux qui écoutent, en même temps qu'on lit, car il est désagréable pour eux d'écouter quelqu'un qui vous parle le nez dans son livre.
Tout cela demande un apprentissage approfondi, bien prévu et souvent très bien mené pour les comédiens, mais très peu et très mal pour les enseignants, comme pour les élèves, confrontés maintenant à de plus en plus d'épreuves d'oral, notamment, pour le bac, une épreuve de prise de parole publique, avec le grand oral.

On le voit, la lecture à haute voix est loin d'une simple lecture oralisée. Elle nécessite d'être préparée de longue date, donc d'être travaillée dès l'école primaire : au collège, elle sera présente dans les situations de classe, probablement sans être accompagnée d'un apprentissage approfondi, faute de temps. C'est pourquoi elle doit être travaillée en douceur, mais fermement, dès le CE2.
Entre le CE2 et le CM2, il faut absolument prendre le temps de mettre en place cet apprentissage, sinon, comme d'habitude ce seront les nantis, les "grandes gueules", qui brilleront, et les pauvres seront encore plus pauvres.