Cette activité, non seulement conseillée en haut lieu, mais imposée, dans toutes les classes — jusqu'à une par jour ! — est le plus formidable contresens, que l'on puisse imaginer, du lien unissant une activité scolaire et l'objectif visé par ceux qui la préconisent.

L'objectif visé, en effet, est de permettre à tous les enfants de produire, de façon efficace, sans risquer ni le ridicule, ni la réprobation, un écrit, correspondant à ceux que la vie sociale, culturelle et quotidienne, rend nécessaires, et souvent indispensables — c'est-à-dire un écrit dont l'orthographe est sans défauts. Or, le moyen préconisé, depuis toujours, pour qu'ils apprennent cette orthographe, que la société exige de trouver intacte, consiste à faire écrire, aux enfants, et sans aucune aide, un texte lu à haute voix, qu'ils ne connaissent pas, et qu'ils n'ont pas lu. C'est ce qu'on appelle une "dictée".
Il faut vraiment que la tradition ait littéralement anesthésié l'esprit critique des ministres et enseignants, pour qu'ils ne découvrent pas l'absurdité immense de cette conviction : comment peut-on oser penser qu'écrire un texte inconnu, sans aide, pour un enfant qui est en train d'apprendre, puisse lui apprendre ce qu'il ne sait pas encore ??

En général, la réponse s'appuie sur cette croyance, répandue, que la correction, qui suivra cette dictée, sera le vrai moment d'apprentissage, en rectifiant les erreurs commises.
Comment peut-on défendre une croyance si manifestement erronée ?
Il suffit de se rappeler son enfance, pour savoir que, jamais une simple "correction" n'a pu effacer ce qu'on a trouvé tout seul, en particulier dans le domaine de ce qui est perçu par la vue, comme celui de l'orthographe.
J'en ai un petit exemple personnel, qui renverra beaucoup de lecteurs à leur enfance scolaire.
Dans mon enfance lointaine, l'entrée au collège (qu'on appelait encore le lycée) se faisait par un concours, dénommé le DEPP (diplôme d'Etudes Primaires Préparatoire) qui sera supprimé à la libération. Un concours qui n'était pas ouvert à tous les élèves, et seuls, le passaient ceux que l'instituteur avait désignés.
Ce concours contenait, entre autres, l'inévitable dictée. Celle du jour où je l'ai passé, évoquait une "échoppe", mot dont je connaissais le sens (à dix ans ce n'était pas évident pour tout le monde et ceux qui ont choisi ce texte ne l'ont sûrement pas fait sans raison !), mais que je n'avais jamais vu écrit.
Je me revois en train de réfléchir à l'orthographe de ce mot : faut-il deux "p"?

Comment répondre, quand on ne le sait pas, qu'on n'a que dix ans, et qu'on n'a pas le droit de chercher ?
C'est là qu'on mesure l'absurdité sadique du système, conçu pour démolir ceux qui n'ont pas eu chez eux la richesse de rencontres dont seuls, quelques-uns, bien situés sur l'échelle sociale, peuvent bénéficier. Fille d'enseignants, j'avais pourtant la chance de n'être pas si mal située sur cette échelle... Mais pas suffisamment, la preuve est là : ne pouvant que réfléchir, je me suis dit qu'une échoppe, pauvre petite boutique, n'avait sans doute pas les moyens de se payer deux "p"... Et je n'en ai mis qu'un seul !
Et, si cette "faute", comme je ne le dis plus, ne m'a pas empêchée d'avoir mon DEPP, elle m'a tout de même valu, la paire de claques paternelle, qui accompagnait régulièrement mes erreurs, impardonnables aux yeux de mon instituteur de père.
Surtout, malgré moi, malgré ce que je sais maintenant, je continue à trouver le mot "échoppe, plus "joli" avec un seul "p" !

Quelles leçons peut-on tirer de cette petite aventure ?
La première, c'est qu'un enfant n'oublie jamais ce qu'il a été contraint d'inventer lui-même, pour pouvoir faire ce qu'on lui a demandé. D'où le danger de placer les élèves dans cette inconfortable nécessité.
Ensuite, c'est l'insupportable injustice de cet absurde exercice, avec la scandaleuse part de hasard qu'elle présente, et l'importance du rôle qu'y joue le milieu social des élèves.
Il importe donc, dans une école qui se veut démocratique, que cet exercice disparaisse sous cette forme traditionnelle : si l'on tient à ne pas s'en éloigner, il faut absolument, au moins, y adjoindre un moyen, pour tous les élèves, de vérifier, pendant l'écriture, l'orthographe des mots du texte : l'objectif étant que surtout, les enfants n'essaient pas d'inventer l'orthographe des mots, ce qui risquerait d'imprimer dans leur "œil orthographique" une image fautive, qu'ils auront le plus grand mal à effacer. J'en suis la preuve, et chacun a sûrement une anecdote personnelle du même type.
C'est pourquoi le travail de groupe est ici indispensable : le débat au sein du groupe sur l'orthographe probable du mot et sur ce qu'il en est, en réalité est précieux ainsi que la vérification facilitée par le groupe. Et puis, pourquoi tenir si fort à dicter un texte ? Socialement, ça n'a pas grand sens.
Il me semble infiniment préférable de travailler sur l'orthographe des mots des textes lus, prolongement normal des activités de lecture. Sur les textes qu'on a lus en classe, on se penche alors sur la manière dont ils ont été conçus et écrits, et on les analyse sur leur grammaire et sur leur orthographe : c'est la conduite la plus cohérente et la plus efficace.
En les réunissant ainsi, on évite l'éparpillement des activités de français, lecture, grammaire, orthographe. On a intérêt à les mener successivement sur un même texte, ce qui confère du sens aux activités, et une efficacité bien plus grandes à ces trois moments. On peut ainsi travailler sur des activités de justification de graphies, à mon sens la plus efficace des activités favorisant la maîtrise de l'orthographe.
Si l'on a eu l'intelligence de choisir des textes riches, intéressants, amusants, ou émouvants — et non des textes où seule l'orthographe mérite de recevoir une note — il n'y aura aucun effet de répétition désagréable, au contraire, et ces moments contribueront à l'acculturation des élèves.

Les élèves sont à l'école pour apprendre, certes, mais surtout pour vivre des moments de plaisir, en se transformant, par la culture qui les fait grandir, seul but véritable du travail scolaire.