Conçus, comme d'habitude, hélas, depuis quelques années, sans concertation véritable avec les enseignants, encore moins avec des élèves, tout de même concernés, ces nouveaux programmes peuvent difficilement susciter autre chose qu'une certaine lassitude devant l'accumulation de formules tantôt banales, tantôt nettement rétrogrades, et parfois, totalement absurdes, comme cette phrase tirée des principes, qui chapeautent ces nouveaux programmes :

"Au cycle 3, la lecture vise toujours l’automatisation du déchiffrage, notamment pour les élèves les plus fragiles"

Il faut être particulièrement ignorant de la manière dont les enfants apprennent, pour dire une pareille sottise. Chacun sait que, plus les élèves donnent l'impression d'être fragiles, plus il est imprudent de les laisser poursuivre des habitudes dont ils devront se débarrasser.
A l'école, comme dans la vie, il est essentiel que les enfants entrent directement dans les bonnes pratiques : il sera très difficile de les modifier plus tard.
C'est déjà évident pour tous les élèves, même les plus brillants, à plus forte raison pour ceux qui ne sont pas très solides.
Entrer dans la lecture par le déchiffrage, c’est entrer par la plus mauvaise des portes, puisque c’est une porte qui n'ouvre pas sur le sens de ce qui est lu, mais sur ce qui est écrit, sans opérer le dépassement qui mène à la compréhension : lire est ainsi ralenti, bloqué, sur une oralisation de l'écrit, difficilement compatible avec le travail de réflexion qui conduit à comprendre.
D'aucuns diront que ce n'est sûrement pas involontaire : savoir lire est un puissant moyen d'émancipation, et d'aucuns pensent que l'émancipation n'est pas souhaitable pour tout le monde : suivez mon regard !
En fait, rien n'est jamais à "automatiser" dans la lecture, activité qui mobilise constamment l'intelligence et la conscience de ce qui se passe, et surtout pas le déchiffrage qui ne doit jamais être mis en place.
Proposer tout cela, quand même, n'est pas une petite erreur involontaire : c'est un projet très clair.
Savoir lire est un puissant instrument d'émancipation et de liberté. Beaucoup pensent que ces deux termes ne sont pas à mettre à la disposition de n'importe qui.
Où l'on voit si, par inadvertance, on l'avait oublié, que les choix pédagogiques sont beaucoup plus politiques, qu'on ne le penserait naïvement.

Pour se lancer dans une lecture (on est au cycle 3), c'est par une exploration de l'ensemble du texte à lire qu'on doit commencer, car c'est ainsi que des hypothèses de sens vont apparaître : de quoi ça parle, comment, et qu'est-ce que ça laisse supposer. Ce n'est qu'après cette exploration, avec les hypothèses qu'elle a dégagées, qu'une lecture linéaire va permettre de valider des signification, précisant ces hypothèses.
C'est ainsi que s'installe une lecture intelligente et efficace qui n'a absolument rien d'automatique, même si elle est rapide.
C'est pourquoi, en aucun cas, la lecture ne doit être linéaire d’emblée : on ne commence jamais, dans aucun domaine, par le détail !!

C'est là qu'on mesure les erreurs de la tradition : le fameux "ouvrez vos livres, page 27, et toi, tu commences à lire" est doublement le contraire de ce qu'il faut faire.
D'abord, on ne commence jamais par une lecture à voix haute. Il faut pour pouvoir le faire avec déjà effectué au moins une lecture visuelle de l'ensemble du texte. D'autre part, une lecture à voix haute doit être préparée ensemble ; et surtout elle doit être accompagnée d'un projet : quel effet produire ? Emouvoir ? amuser ? indigner ? etc. Il faut donc réfléchir ensemble pour savoir l'effet souhaité et sur quel ton il faut le dire pour obtenir ce résultat.
Ensuite, avant d'en arriver là, il faut déjà avoir bien compris ce que cet écrit raconte. Donc il faut avant tout le lire, soi-même des yeux, plusieurs fois.

Comment, en classe et dans la vie, doit s'effectuer cette première lecture des yeux ?
1- D'abord, Il est bien évident que, dans un monde où l'écrit est omniprésent, on ne va pas, à l'école, chercher un manuel pour enseigner la lecture ! Et tant pis, si c'est la source de profit n°1 pour les fabricants de ces manuels !
Voyons ! Des écrits, les enfants en voient partout, tous les jours, et en quantité : chez eux, sur la télé, dans les courriers reçus par les parents, dans la rue, sur les murs, dans les couloirs de l'école et dans les classes, j'en passe et des meilleurs ! Et, comme on doit, en tout domaine, avec les enfants, prendre appui sur ce qu'ils connaissent, pour qu'ils puissent entrer dans des connaissances nouvelles, c'est évidemment sur ce qu'ils savent qu'on doit s'appuyer, pour démarrer l'enseignement de la lecture, et leur permettre ajouter de nouvelles connaissances à celles qu'ils ont déjà. Or, pour la lecture, aujourd'hui, aucun élève ne commence à zéro

2- On sait aussi que le chemin efficace, en matière de connaissances, va du tout vers le détail. Donc, la démarche pour aider les élèves à bien comprendre ce qu'ils lisent, au cycle3, mais déjà dès le cycles 1 ou 2, c'est de les habituer à toujours commencer par une exploration de l'écrit entier. Aussi est-il préférable, en début d'année, de travailler sur des textes relativement courts, mais avec des problèmes de sens à la clé, pour que lire s'accompagne de réflexion. C'est souvent le cas des publicités, objets langagiers fort intéressants par le besoin d'accrocher l'intérêt qui est le leur.
Dans ma longue carrière, j'ai eu de nombreux exemples de travail en classe de CM, sur des publicités que les élèves avaient vues les jours précédents. Il en est un qui m'a laissé un savoureux souvenir.
Cette année-là, la ville de Toulouse arborait, un peu partout, le panneau publicitaire suivant :
" BALAYONS NOS HABITUDES", agrémenté d'un d'un superbe balai de sorcières.
Les enfants, invités à traduire ce slogan, ont proposé la traduction suivante : " Il faut avoir l'habitude de balayer"
Réaction plus qu'intéressante qui qui prouve que même au cycle 3, les enfants n'ont pas forcément intégré l'importance de l'ordre des mots dans la phrase. C'est là un constat plus important que l'automatisation du déchiffrage !
Il a donc fallu tout un travail sur ce point pour entrer dans la compréhension du message : de quelles habitudes peut-il s'agir, que signifie ici "balayer", et pourquoi la ville de Toulouse avait lancé cette demande, et ce qu'elle signifie : c'est quoi "balayer des habitudes" ?
Comme on peut le voir, le travail de la compréhension des vrais messages va rarement de soi ; et si l'on se borne à lire ceux des manuels scolaires, ces faux livres inutiles, qui privent les enfants de la lecture authentique, on ne peut pas le savoir et, surtout on se prive de séances passionnantes et nourrissantes pour les enfants.
On voit aussi qu'on peut faire en classe du travail passionnant et enrichissant, loin des manuels, objets scolaires loin du vrai, qui cachent le soleil des vrais messages de la rue et de la vie.

3- Sans doute, plusieurs de mes lecteurs sont en train de penser que je ne parle toujours pas, ni des des livres, ni du fameux "plaisir de lire" (lequel me donne des boutons tant la formule m'agace). Je rappelle, pour ceux qui l'auraient oublié, que si, dans certains domaines, le plaisir peut être donné, ce n'est pas le cas de celui de la lecture, lequel se découvre en lisant, mais pas forcément pour tout le monde, et qu'on a tous le droit de ne pas aimer cela ! Lire n'est pas fait pour être aimé, mais pour être pratiqué, qu'on l'aime ou non, parce que c'est un puissant instrument de libération
Il existe, dans la vie de chacun de nombreuses situations qu'il faut vivre, et d'action à effectuer, qu'elles soient ou non aimées. Lire est une absolue nécessité, étant l'instrument n°1 de l'émancipation, bien avant d'être un instrument de plaisir, ce qu'il n'est pas pour tout le le monde.

4- Et si je ne parle pas non plus des livres, c'est parce que je pense que ce n'est pas avec eux, que les enfants entrent dans la lecture, même au cycle 3. D'abord parce qu'ils ne sont pas toujours dans toutes les maisons, et aussi parce que ce n'est pas tout de suite qu'on va s'en servir, même si, bien sûr, les enfants connaissent la bibliothèque et le Centre de documentation de l'école ou proche d'elle.
En fait, c'est parce qu'il faut commencer par les autres lectures, quotidiennes, celles de la rue et de la vie, avec tout le travail évoqué précédemment, que la lecture culturelle va prendre son véritable sens, pour les enfants, car ses liens avec l'apprentissage de la lecture, ne peuvent pas apparaître autrement : pour entrer vraiment dans les livres, un enfant doit avoir intégré l'acte de lire, comme activité de vie, utile pour faire ce qu'on a à faire, et non comme activité scolaire, et culturelle. Sinon les livres ne deviennent que des objets ludiques (et encore, pas sûr pour tout le monde ! ), ils perdent leur caractère "d'objets essentiel dans la vie", aux utilités multiples, et d'instruments d'émancipation.

Je suis profondément convaincue que les livres ne peuvent acquérir ce pouvoir-là, que si tout le travail précédent a été effectué : avant de pouvoir devenir un objet culturel, lire doit avoir été intégré comme activité de vie.
Si, comme on l'a trop longtemps et trop souvent fait, on saute cette nécessité, ou si l'on en reste dans "le plaisir de lire" (formule qui me donne des boutons, tant elle ne veut rien dire) la lecture apprise reste bancale, chose scolairement culturelle, réservée aux enfants privilégiés, qui sont seuls à y trouver du plaisir.
D'aucuns diront — et ils auront raison — que c'est bel et bien voulu, pour des raisons qui ne sont pas vraiment "pédagogiques"

Beaucoup plus que l'amour de la lecture, (l'amour, lui, il vient tout seul et reste réfractaire aux obligations !) ce qu'il faut créer, c'est le BESOIN DE LIRE : ce n'est pas du tout la même chose. Et, précisément, c'est le travail de l'école.
Il faut, pour cela, créer des situations où lire est une nécessité : en donnant la parole aux enfants, en créant des moments où cette parole est libérée, ouverte aux questions qu'ils veulent poser, et qui font apparaître le besoin de documentation : c'est ce besoin qui est indispensable. Le besoin et non le plaisir !
Du reste, l'école n'a pas à s'occuper du plaisir des élèves : comme disait le grand Genouvrier, mon maître : "si l'objectif de l'école est d'apporter du plaisir, qu'elle leur apporte de bonbons et du chocolat : ça marchera mieux que les cours !"
Non ! l'école doit surtout éviter de faire souffrir les élèves (alors que c'est ce qu'elle fait un peu trop souvent), et c'est tout, mais c'est vraiment essentiel.

On voit bien que nous sommes très loin de l'automatisation du déchiffrage, lequel doit disparaître au plus vite, y compris au CP, quand on a commis la maladresse de le faire vivre en classe, automatisé ou non : jamais, cette activité dépourvue de tout intérêt, ne devrait être invitée dans une classe, ni au début des apprentissages, ni après. : on explore le texte, on ne le déchiffre jamais.
Et l'on ne devrait jamais non plus, confondre lecture et lecture à haute voix : on ne "fait pas lire" les élèves en classe. Et la lecture à voix haute n'est pas un moyen de contrôle, c'est une SITUATION qui permet de prendre connaissance d'un texte dont n'existe en classe qu'un seul exemplaire. L'élève qui en est chargé ne "lit" pas : il communique aux autres ce texte unique. Mais ce qu'il fait n'est pas de la lecture : c'est une communication orale d'un texte lu précédemment.
Elle doit faire l'objet d'un apprentissage précis et spécifique, et ne doit apparaître en classe que pour faire connaître, aux élèves, des écrits que, seul celui qui lit à voix haute a sous les yeux.
Quant à la lecture des yeux, elle s'effectue dans le silence, et pour soi. En classe, elle sert à préparer en petits groupes des débats qui vont suivre, sur les textes ainsi travaillés, pour en approfondir la compréhension, et s'en enrichir.
On est incontestablement très loin de l'image, que, dans leur inculture, nos dirigeants donnent des besoins réels des enseignants, sur ce qu'est le métier, et ce qu'il doit être.
Disons-le bien haut : jamais d'automatisation de quoi que ce soit à l'école : elle est le lieu de l'intelligence et de la réflexion. (Enfin c'est ce qu'elle doit être, et c'est ce qu'elle est souvent...)
Il faudrait peut-être se décider à sortir des sottises qu'une sinistre tradition lui inflige parfois.
La tradition, mais pas que : il arrive que des dirigeants nouveaux y reviennent, voire en rajoutent.
Soyons vigilants...