Sous le titre "Ap-prendre la parole", cette question de l'oral a été évoquée sur ce blog, il y a cinq ans.
Mais il reste nécessaire d'y revenir et d'approfondir encore : c'est un domaine qui a du mal à entrer dans les matières d'enseignement. Normal : tout le monde, même à l'école, parle et communique par l'oral, souvent beaucoup trop, parce que, la plupart du temps il gêne le travail prévu, qui consiste en général à se taire, soit pour écouter le maître, soit pour travailler en écrivant. L'oral serait plutôt l'activité à éviter, voire à sanctionner. Dans ces conditions, a-t-on besoin d'y travailler avec les élèves ? Alors, sur ce sujet, comment résister au plaisir de rappeler le beau texte de Patrice Hemms, cité il y a cinq ans:

Alors, le plus souvent, la parole des élèves est bannie de l'école. Plus on avance dans les grandes classes, plus elle est canalisée, brimée, clandestine. Elle se glisse subrepticement dans les moments de flottement, juste avant d'entrer en classe, entre la sonnerie et le début du travail. Elle est rapide, fugitive et se contente pour toute réponse d'un bref grognement approbateur du maître. Et puis, petit à petit, elle disparaît complètement derrière la parole officielle : l'élève, passant sous les Fourches Caudines du silence obligé, est devenu un « bon élève » qui sait se taire, s'asseoir et apprendre. C'est assez troublant, si l'on y réfléchit, de se dire qu'une partie de notre rôle consiste, en fait, en un enseignement du silence.

En écrivant cela, Patrice Hemms éclaire le paradoxe monumental qui paralyse le travail scolaire, dont la tâche principale est d'aider les élève à maîtriser la langue qu'ils parlent. Or, la première condition pour cela, est que les enfants fassent fonctionner cette langue, et donc qu'ils aient droit à la parole, et qu'ils s'en servent. Et ça n'a pas été facile à obtenir dans toutes les classes de France et de Navarre. Ce n'est du reste pas vraiment gagné partout : l'équilibre entre les moments d'écoute du maître, et les prises de parole des élèves n'est pas évident à trouver.
"Je suis maître d'école, dit l'enseignant. Officiellement je ne suis pas payé, pour écouter mes élèves me raconter des choses qui n'ont rien à voir avec l'école : comment faire pour rester strictement dans le discours scolaire ?"
Grande question, qui en appelle beaucoup d'autres : enseigner l'oral, est-ce enseigner l'oral scolaire, et uniquement lui ?
Que faire alors, de l'oral que les enfants entendent chez eux ? Comment faire pour que ce qui va se dire en classe ne ricoche pas en jugement sévère sur l'oral de la maison ? C'est que l'oral, c'est le quotidien, et en parler en classe, c'est obligatoirement toucher au quotidien de chaque enfant : or, à l'école, parler de quelque chose, c'est souvent aussi le juger.

On voit bien que ces questions secouent la pédagogie et la mettent quelque peu en contradiction avec son éthique, — ou plus exactement l'obligent à clarifier celle-ci. C'est Hélène Romian qui donne ici sa réponse lumineuse :
"Sans tabous. Chaque enfant doit pouvoir se dire, dire ses angoisses, ses fantasmes, sa sexualité, son moi profond,comme les drames sociaux qui l'habitent. Chaque parler doit avoir droit de cité en classe, quel que soit le ghetto où l'ont enfermé les "prescripteurs du bon usage". Tous les usages sociaux de la langue ont à être pris en compte en classe, entendus, observés. Les traits d'oralité sont une dimension à part entière de la langue, à découvrir, analyser, en tant que tels...
La langue orale tisse nos actes au plus profond de nous-même et au plus profond des relations sociales. Apprendre à la maitriser, c'est aussi, quelque part, nous rendre maîtres et possesseurs de notre relation à autrui et au monde.


Texte superbe, credo magnifique... Mais qui doit être "pédagogisé" pour être mis en application.
Concrètement, cela implique une prise en compte et une analyse — elle aussi (elle surtout !), sans tabous et sans jugement — des parlers existants dans la vie des enfants, vers une sorte de "tableau", virtuel ou non, présentant des manières de dire les choses en relation avec les situations de communication où ils apparaissent.
Ce qui peut aider considérablement un tel projet, c'est la littérature. Et je pense ici à un exemple, celui d'un excellent roman, incontournable et vraiment précieux au CM : "L'enfant Océan" de J.C. Mourlevat (Pocket-Jeunesse 1999), où dans une très jolie histoire, l'auteur, faisant parler différents personnages, témoins des événements racontés, restitue avec une maîtrise incomparable, des parlers oraux différents, un vrai régal à travailler en classe, et de nature à faire vraiment réfléchir les enfants, notamment sur l'impossibilité de juger la manière de parler des personnages du roman — et, par suite, des gens en général !

C'est d'autant plus nécessaire que certains enfants — notamment issus de milieux très favorisés — résistent à cette impossibilité, et s'obstinent à considérer que certaines personnes parlent "mal". Excellente occasion pour lancer un débat dans la classe sur la question du "mal parler", et déboucher sur deux domaines importants de la maîtrise de la langue : la variation langagière et l'adaptabilité des choix de langage, aux diverses données de la situation de communication, à quoi il importe d'ajouter le souci d'éviter tout classement des diverses manières de dire ce qu'on a à dire.

* La première croyance à déboulonner — ce ne sera pas commode car elle est coriace — c'est qu'il existerait une bonne et belle langue, objectif à atteindre, quoique bien éloigné, de tout travail sur la langue. Ce n'est évidemment pas autre chose qu'une monumentale erreur. Bien parler, c'est utiliser les moyens langagiers efficaces, c'est-à-dire, susceptibles de faire réussir un projet de communication. Il n'y a pas une bonne et une mauvaise langue : la langue est un lieu de variations, et que ce soit à l'oral ou à l'écrit, ce sont ces variations qu'il faut explorer, pour produire ses messages.

* La seconde croyance, erronée également, est que l'oral, serait du langage spontané. Comment pourrait-on être efficace immédiatement, sans réfléchir ? Pour être efficace, un message a besoin d'être réfléchi, au moins un peu, même s'il doit l'être très rapidement, en se méfiant de la spontanéité. Tous, nous avons connu des malentendus, causés par des formulations jaillies trop vite.

En fait, la communication orale n'est aisée qu'en apparence et n'est pas dépourvue de pièges. Elle demande donc une grande vivacité de raisonnement, pendant la conversation même, pour n'envoyer que des formulations, adaptés au résultat attendu de l'interlocution.

Adapté, adaptation, le mot revient souvent et la condition pour cela, c'est la souplesse, souplesse dans le choix des formulation, souplesse dans l'art d'en trouver d'autres, lorsque les premières semblent ne pas être bien comprises.
Surtout à l'oral, où le temps de rectifier n'existe pas, il importe d'être souple, de sentir ce que la communication demande et de s'y ajuster au moment même où apparaît ce besoin.
Et c'est pour ça, que c'est pas facile...