Les idées reçues sont coriaces. Elles en arrivent à tuer les évidences, et à endormir les esprits les plus rebelles.
Parce que l'oral arrive avant l'écrit, il est considéré comme plus facile à étudier, que l'écrit : c'est tout de même un regard désolant de simplisme, et qui ne craint pas les contradictions : est-il plus facile de retenir un texte entendu, ou un texte, qu'on vient de lire ? Ce qu'on a lu, on peut toujours le relire, et même plusieurs fois ; tandis que ce qu'on a entendu, a très peu de chances de pouvoir être entendu à d'autres moments : à moins d'avoir pu l'enregistrer, il reste difficilement dans la mémoire, très infidèle, la plupart du temps.
Ajoutons qu'explorer une page d'album ne pose aucun problème, même à un jeune enfant, ce qui n'est pas le cas de l'oral, de son texte qui exige, pour être réétudié, un équipement que tout le monde n'a pas. De même, il est beaucoup plus facile d'identifier les lettres d'un mot écrit, que les phonèmes du même mot oral.
Où l'on voit bien que l'on ne "passe" pas de l'oral à l'écrit : on est sur l'un OU sur l'autre ! Et l'un n'est ni avant l'autre, ni plus facile que l'autre. Tout dépend de la situation.
Autre étonnante remarque: il paraît que, dès la petite section d'école maternelle, les enfants doivent avoir conscience des sons du langage, chose pompeusement nommée "conscience phonologique". Comme disait le cher Desproges : "Etonnant, non, cette ignorance de ce qu'est un enfant de trois ans ?"
Il ne faut pas oublier que, pour permettre aux enfants de "repérer les sons du langage", il faudrait peut-être avoir, avec eux, abondamment travaillé, sur l'écoute en général, qui est le sens le plus souvent mal traité, à l'école, voire, pas traité du tout.
Cela veut dire, commencer par travailler sur ce qu'ils ont l'habitude d'écouter (la musique, les chansons, les infos à la radio et la Télé), pour les conduire à découvrir ce qu'est un son et comment c'est fait, avec ses quatre composantes : le timbre, la hauteur, l'intensité et la direction. Et ouvrir les oreilles des enfants, avec des jeux sur ces quatre composantes, pour en arriver à l'écoute des sons émis quand on parle.
Sans ces apprentissages, la fameuse "conscience phonologique" n'est qu'un machin prétentieusement vide, et le déficit auditif souvent évoqué et déploré, à juste titre, ne fait que s'agrandir.

Si l'écoute a besoin d'être travaillée, pour être utilisée, en revanche, à cet âge, l'observation visuelle ne pose aucun problème : ils sont parfaitement capables de voir des écrits, même sans savoir lire, et de faire des remarques sur ce qu'ils voient, qui est beaucoup plus à leur portée que ce qui s'entend.
Mais, cela ne semble pas être à celle des auteurs de programmes scolaires...

Le chapitre sur la lecture, est (comme d'habitude, dans les programmes officiels, hélas !) particulièrement réjouissants.
En voici un extrait :
Lecture : les projets de programme mentionnent d'ouvrir l’apprentissage de la lecture par l’entrée graphémique (quelle formule !!) ainsi que la nécessité d’un rythme soutenu, en début de CP, de l’apprentissage des correspondances grapho-phonémiques."
Pour une activité essentiellement visuelle, comme est la lecture, ce conseil semble des plus judicieux, surtout pour des enfants de maternelle et de CP, et de nature à ouvrir, comme on dit, l'appétit de lecture !
Enfin comment peut-on affirmer de pareilles sottises ?

Ces gens ne savent-ils pas ce qu'on sait depuis des années, qu'un apprentissage ne peut se faire que si on s'appuie sur ce que les enfants savent déjà : il y a plus de vingt ans que Philippe Meirieu nous a expliqué qu'on ne construit que sur du donné, jamais sur du vide. Cela veut dire, s'appuyer sur ce qu'on appelle "les savoirs déjà-là" : apprendre, c'est transformer ce qu'on savait avant d'apprendre. Or les correspondances grapho-phonémiques n'en font évidemment pas partie. Aussi, faudrait-il expliquer aux auteurs de programmes scolaires que la seule entrée possible en apprentissage, pour les enfants, est la confrontation permanente entre leurs savoirs acquis et les savoirs nouveaux qu'ils découvrent en classe.
C'est d'autant plus vrai que, pour la lecture, en revanche, les enfants ont déjà, très jeunes, des quantités de savoirs : dans le monde d'aujourd'hui, il y a de l'écrit partout : dans la rue, sur les murs, des publicités, à la maison, sur la table des repas, avec les boîtes et paquets, mais aussi sur la télé et dans les couloirs de l'école... Partout !
Bien sûr, ce ne sont pas forcément les mêmes d'une classe à l'autre... Mais, ces écrit-là, les enfants les connaissent. Ils ont construit dessus des savoirs, souvent discutables, ou incomplets, mais qu'il serait stupide d'ignorer. C'est pourtant ce qui se passe régulièrement dans les classes de France et de Navarre, où l'on enseigne trop souvent les programmes officiels sans se soucier de ce qu'ils en savent déjà.
Il est donc essentiel que les enseignants, au lieu d'entrer d'emblée sur ce qu'il faut que les enfant apprennent, commencent par s'informer de leurs savoirs déjà-là sur la question, et définir, à partir de là, comment ils devront s'y prendre pour les mener plus loin.
Cela veut dire qu'aucune progression toute faite ne peut exister : enseigner, c'est transformer des savoirs existants, et d'une classe à une autre, la progression sera différente, ainsi que la manière et les contenus du démarrage, qui ne peut être jamais le même d'une classe à une autre.

On comprend l'étonnement scandalisé de l'enseignant bien convaincu de cela, qui découvre le texte officiel invitant à effectuer une "entrée graphémique" dans l'apprentissage de la lecture. Cette expression biscornue et inutilement pédante rappelle, semble-t-il, qu'il faut entrer dans la lecture par les mots, et non par les syllabes, ce qui serait, à la rigueur, un progrès, mais si minuscule qu'il ne mérite guère ce mot.
De toute façon, le texte officiel se trompe : la vérité, ça ne peut être qu'une entrée par des "messages", c'est-à-dire par du sens effectif et en contexte. On apprend à lire sur des écrits porteurs d'informations : apprendre à interpréter des mots n'a jamais permis de devenir lecteur.
N'en déplaise à la formule "chic" utilisée par les auteurs du texte, on reste, avec lui, dans le pire traditionnel, celui de la lecture vide, celle des syllabes et des graphèmes qui ne servent à rien, et surtout pas à rendre les enfants, lecteurs.

Poursuivons la lecture de ces merveilleux programmes

L’exercice régulier de la lecture à voix haute sera aussi prescrit, car il est essentiel pour permettre à tous les élèves de devenir lecteurs, mais aussi de construire le sens par le phrasé et la prosodie..
Là, il faut avouer que cette phrase laisse perplexe : ce serait le phrasé et la prosodie (?) qui construiraient le sens ? Ils font comment ? je ne savais pas que ces deux notions avaient un tel pouvoir...
Et le lecteur, il fait quoi alors ?
Avouez qu'on frôle ici le n'importe quoi.
On se demande si ces auteurs font un concours de bêtise ou si c'est naturel chez eux...

Il est clair que les auteurs en question n'ont toujours pas eu connaissance des différences "lecture/lecture à haute voix" : s'ils pensent qu'elles sont complémentaires, eh bien ils se trompent, là encore ! Elles correspondent à deux situations complètement différentes dont les objectifs sont sans lien aucun. En fait, ce n'est pas la première fois qu'elles sont confondues : que l'on se rappelle les âneries débitées sur la notion de fluence.

Rappelons donc les définitions, apparemment oubliées des auteurs :
* Lire, c'est construire du sens, directement à partir d'une perception visuelle, plus ou moins rapide, de signes graphiques. Et l'on sait qu'elle est plus efficace, si la lecture a une certaine rapidité, sans tomber dans le survol, qui n'apporte rien.
* Lire à haute voix n'est point de la lecture, mais la communication orale d'une lecture visuelle, effectuée auparavant.
Les compétences, mises en jeu dans l'une et l'autre de ces situations, sont évidemment différentes :
D'abord, on ne peut lire à haute voix que si l'on a effectué une lecture visuelle auparavant — si bien que demander à un enfant de commencer à lire à haute voix, un écrit qu'il n'a pas encore lu des yeux, est une absurdité pédagogique. L'école, malheureusement, n'en est pas exempte, loin de là.
Ajoutons un petit supplément de sottise, fréquemment présent dans les classes : si l'enfant, qui lit à haute voix, reste assis à sa table, tournant le dos à la majorité de ses camarades, c'est, à la fois, une situation inefficace et une réelle impolitesse. Pour que ses camarades l'entendent bien, le lecteur doit être face à eux : l'enfant, qui lit à haute voix, doit donc venir se mettre au bureau pour faire face à ses camarades.
Autre sottise, fréquemment rencontrée dans les classes : pendant qu'un enfant ou le maître lit, les autres enfants ont le livre ouvert devant eux ; donc, ils le lisent des yeux, et donc ils n'écoutent pas celui qui lit à voix haute : on ne fait pas les deux activités en même temps.
Moralité : quand un enfant lit à voix haute, les autres doivent fermer leur livre, pour pouvoir écouter et dire ce qu'ils pensent de cette lecture orale.

Ce sont de petits détails direz-vous ? Pas du tout : ce genre d'erreur suffit à détruire tout l'intérêt du travail, car personne, alors, n'écoute et celui qui lit n'a que l'enseignant qui le regarde (et encore... pas toujours), autrement dit, ce que fait le lisant, ne sert à personne, ce qui est fort désagréable — et assez contreproductif — pour lui comme pour les autres.
Il ne faut pas oublier qu'une telle séance a comme objectif pédagogique de faire apparaître les problèmes de la prise de parole en public, et des conditions de son écoute : c'est sur ces points que le débat de toute la classe pourra ensuite porter.
Le point le plus important à éclairer ici est la vraie difficulté de l'exercice : lire, en regardant souvent les auditeurs ! Si le lecteur lit, le nez dans son livre, le texte lu n'est ni perçu, ni reçu par les auditeurs.
C'est pourquoi lire à haute voix exige un apprentissage approfondi, focalisé sur cette question.
Apprendre à lire à voix haute est donc un apprentissage important pour la suite des études, et les examens à passer ; il doit être poursuivi jusqu'au CM2 inclus : au collège, ils vont avoir à la pratiquer, — très probablement sans aucun apprentissage dûment mené.
On notera, au passage, que tous ces aspects ne sont en rien évoqués dans le texte officiel. Une fois de plus, les informations essentielles sont oubliées en haut lieu.

Cet oubli fait surgir inopinément une hypothèse : et si ces informations n'étaient pas oubliées par hasard ? Comme dirait La Fontaine: "cette question vaut bien qu'on la propose".
Quant à la réponse, à vous de la voir...