Coluche dirait : "C'est l'histoire d'un mec qu'a pas eu d'veine avec l'école..."...
Mais qui a su en faire beaucoup plus tard quelque chose de magnifique.
C'est une histoire exemplaire, de nature, je crois, à provoquer quelques prises de conscience utiles. Et puis, à côté des ouvrages publiés ces derniers temps, sur les malheurs des bons élèves à l'école (Classé X. Petits secrets des classes prépa, par Téodor Limann, ou celui Patrice Huerre : "Faut-il plaindre les bons élèves ?"), il peut être amusant de raconter l'itinéraire d'un "mauvais".

L'histoire de l'homme de ma vie a très mal démarré : enfant non voulu, jumeau inattendu (il n'y avait pas d'échographie à l'époque), son arrivée a été une catastrophe pour ses parents. Malgré leurs grandes qualités, ceux-ci ont mis des années à admettre vraiment sa présence, et très vite il s'est senti "de trop".
Comment réagit un enfant qui se sent de trop ? Il s'en va dans la marge, se réfugie dans ses rêves, et refuse les conventions et les contraintes.
A catastrophe, catastrophe et demie : sans avoir connu d'école maternelle, qui l'aurait au moins socialisé et peut-être un peu préparé à la vie scolaire, il "tombe" au CP sur un de ces instit, balancés sans formation dans les classes, dont l'école de la troisième République avait le secret (et dont les projets gouvernementaux actuels nous promettent un joyeux retour). Un instit enfermé dans ses manuels, qui ne savait faire que des cours, et qui d'emblée a pris en grippe ce petit garçon pas comme les autres, à la fois turbulent et rêveur, inattentif, qui, comme il me l'a mille fois raconté, ne comprenait pas un mot de ce qui se passait. Pour lui, l'école a été tout de suite un lieu étrange, au langage incompréhensible, où les choses à faire n'avaient strictement aucun sens, ne ressemblaient à rien de ce qu'il connaissait, et ne débouchaient que sur des réprimandes et des "notes", dont il a cru longtemps qu'elles étaient attribuées par tirage au sort (ce qui, à la réflexion n'était pas si loin de la vérité après tout).
Comme on ne peut pas survivre à des sales notes à répétition, il a bien fallu qu'il s'en fasse une raison, et même une fierté : avec son jumeau, ils sont alors passés maîtres dans l'art de jouer des tours pendables aux adultes et de faire rire les copains. Pour parodier notre illustre Président de la République, ils devenaient de parfaits "pré-délinquants".
Bien sûr, qualifiés de cancres débiles, ils sont devenus des objets de méfiance et de rejet : aucun collègue ne voulait des fils Charmeux, si bien que, de redoublements en redoublements, ils sont resté dans cette classe plusieurs années... le temps d'être bien démolis.

On est en droit de se demander ici comment réagissaient les parents à cette situation.
Avec un fatalisme, qu'ils prenaient pour du réalisme.
Quoique aimant sincèrement leurs enfants, et croyant tout faire pour leur bien, les principes qui étaient les leurs ne pouvaient qu'aggraver les choses et auraient pu mener les enfants à des catastrophes.
C'était un couple de parents comme il y en avait beaucoup à l'époque : le père, engagé à 18 ans à la guerre de quatorze, blessé au Chemin des Dames et trépané, était un homme sévère, impressionnant, dont ses enfants avaient une grande peur. La mère, beaucoup plus jeune que son mari, très soumise, s'en remettait totalement à lui, et le suivait dans sa conviction que leurs fils avaient essentiellement besoin d'être mâtés. C'est le sport — une idée qui aurait pu être bonne, mais exploitée autrement ! — qui a servi d'outil d'éducation, deux sports choisis par leur père : natation et cyclisme, et imposés sans discussions possibles.
Comme il me l'a dit souvent, il n'y avait chez eux aucun dialogue véritable entre parents et enfants. Jamais les garçons n'ont parlé de leurs problèmes ou de leurs rêves, et ils n'ont jamais osé dire ce qu'ils auraient voulu faire... Ils n'avaient, du reste, aucun droit à la parole, et ne devaient la prendre que si on les y invitait.
Le seul point positif de la sévérité du père a été de développer en eux un art consommé de tout faire en cachette, de cacher les notes obtenues en classe et de ne pas se faire prendre... !

Cette attitude fataliste de mes beaux-parents, attribuant les échecs scolaires de leurs fils à leur seule mauvaise volonté, et ne voyant d'autres remèdes que la punition, je l'ai souvent rencontrée dans ma carrière, et je la crois vraiment responsable des échecs les plus graves : l'étiquette de "mauvais" devient indélébile, et l'on ne peut plus s'en défaire (d'où le danger de la coller !!).
A mon sens, le premier devoir d'un enseignant qui voit un élève attraper de mauvaises notes, c'est d'arrêter cette caricature d'évaluation (une note, ça se met quand on évalue, donc APRÈS le travail ; jamais pendant !). Quant à celui des parents, ce devrait être de chercher à comprendre ce qui arrive à l'enfant qui échoue. COMPRENDRE et non SANCTIONNER. La sanction ne résout rien : elle crée au contraire une surenchère infiniment dangereuse et destructrice.
Or, des sanctions, il y en eut.

Si elles ne l'ont pas détruit, inutile d'aller chercher le proverbe qui prétend que "celui qui veut, peut", en affirmant que notre héros avait "un bon fond". Il n'avait pas de dons magiques pour surmonter tout seul un tel handicap. Ce qui l'a sauvé — comme tous ceux qui l'ont été, malgré des départs ratés — ce sont des rencontres.
Et d'abord, très tôt, celle du théâtre.
Il se trouve, en effet, que le souffleur de la Comédie Française, un homme passionné et passionnant, peut-être pour compenser ses frustrations de jeu, avait ouvert, quelques après-midi par semaine, un atelier-théâtre gratuit pour les enfants du quartier. Claude a fait l'école buissonnière pour y aller, en cachette, il en a fait autant ensuite avec les mises en apprentissages divers (menuiserie, charcuterie etc.) où ses parents le plaçaient à titre de sanctions, et dont il se faisait régulièrement renvoyer. C'est qu'en même temps, il découvrait la peinture, la décoration théâtrale, et le plaisir d'apprendre grâce à tout cela. Mais il n'a jamais pu le dire chez lui...

A la Libération, son père, compagnon de Résistance du mien, a inscrits ses deux fils dans un mouvement de jeunesse, l'UJRF, (Union de la Jeunesse républicaine de France), auquel j'appartenais aussi (mais dans la section féminine : on ne mélangeait pas à l'époque !). Bien sûr, il y avait tout de même des activités communes...
Je suis donc sa troisième rencontre... qui a scellé, à tout jamais, une passion partagée, non seulement amoureuse (intacte, soixante ans après, en dépit des orages de la vie !), mais de culture et de soif d'apprendre. Il m'a aidée dans mes études autant que j'ai pu le faire dans sa reconstruction à lui.

La morale de cette belle histoire, c'est que ces rencontres, positives, salvatrices, auraient très bien pu être différentes, et le mener là où les adultes de son enfance lui prédisaient qu'il arriverait forcément. Et s'il est vrai que le hasard est au cœur de nos origines à tous, je crois profondément que ce qu'on appelle "éducation" a comme but véritable de rendre impossibles les rencontres nuisibles et de maîtriser autant que faire se peut les aléa.
Si l'on veut éviter que nos enfants soient, comme tant d'autres, des proies disponibles à toutes les influences, si l'on veut cesser de jouer au loto avec leur avenir, seule une éducation culturelle, nourrissante pour l'intelligence, une éducation fondée sur la confiance, le respect de l'enfant en tant que personne-sujet, (et non objet à former ou à mâter), une éducation à la responsabilité, qui puisse conduire l'enfant à chercher et à construire, — au lieu d'apprendre par cœur des choses toutes faites — tout en se construisant lui-même, seule une telle conception de l'éducation, à l'école et à la maison, peut y parvenir.
J'ai bien peur qu'en laissant faire ce qui est annoncé officiellement, ce ne soit un résultat bien différent qu'on obtienne...