Comme le disait avec assurance la journaliste qui présentait le reportage, la clé de cette nouvelle méthode, c'est de travailler par syllabes. En entendant cela, je pense que même Monsieur De Robien a dû s'étrangler dans son potage, car, ou bien cette institutrice est atteinte d'amnésie, ou bien elle ne possède pas la télévision, ou bien elle vit coupée du monde, notamment de celui de ses collègues. Pour ce qui est des syllabes, en effet, et depuis un peu plus de dix ans, on ne risque pas de les rater dans les CP de France et de Navarre, contrairement au joueur de billard de la publicité.
Quant à l'idée de partir des voyelles, pour les associer aux consonnes, c'est une nouveauté qui ne date pas vraiment d'hier. L'ouvrage dont voici la couverture et la première page, date de 1866, et, comme on le voit sur la couverture, elle se présente comme une "nouvelle méthode de lecture",



Et je ne résiste pas au plaisir de citer la présentation qu'en fait l'éditeur (Hachette... Mais oui, déjà !) :

Elle est bien le fruit d'une grande expérience, l'auteur ayant eu longtemps, à Paris, la direction d'une école municipale que fréquentaient 1500 élèves, dont 900 enfants le jour et 600 adultes et jeunes gens le soir, dans un quartier où la nature même de la population occasionne des mutations incessantes (Était-ce déjà des Roms ? NDLR ).
Aux expositions universelles de 1867, 1878 et 1889, à Paris, elle a obtenu, chaque fois, la plus haute des récompenses décernées pour ces sortes d'ouvrages. Par les dates indiquées, on peut voir si telles ressemblances remarquées ailleurs, çà et là, ne sont, vis-à-vis de cette méthode, autre chose qu'imitation ou plagiats

Pauvre institutrice de Drancy, elle était déjà jugée en 1866 ! Surtout quand on lit la présentation de la méthode :

La Méthode Régimbeau simplifie l'enseignement de la lecture par la décomposition du langage en sons purs et en sons articulés. Il y a seize sons purs ; on nomme voyelles les signes qui les représentent, savoir : i, u, a, à, o, ô, é, è, e, an, in, on, un, eu, ou, oi. Il faut les énoncer d'une seule émission de voix, c'est-à-dire sans épeler et sans nommer les accents.
Les sons articulés sont représentés par une voyelle précédée d'une consonne. Un même son peut être articulé de vingt manières ; ces modifications sont indiquées au moyen des vingt consonnes :
b, k d, f, j, l, m, n, p, r, s, t v, x, z, h, gu, ch, gn, ill. Par exemple sur le son a : ba, ka, da, fa, ja, la, ma, na, pa, ra, sa, la, va, xa, za, ha, gua, cha, gna, illa ; sur le son in : bin, kin, clin, fin, etc.

En effet, le principal argument de l'institutrice est qu'il s'agit de "simplifier" l'apprentissage pour les enfants qui n'arrivent pas à déchiffrer (On les comprend !). Comme ils ont appris les syllabes, ils les reconnaissent tout de suite dans ce qu'ils voient écrit.
Cette nouvelle méthode est donc un plagiat — certes inconscient, mais plagiat tout de même — du sieur Régimbeau qui a eu tant de récompenses. Il est vrai que cela a tout de même réussi à notre instit de Drancy, du point de vue des récompenses : comme lui, elle a eu une récompense, et même la récompense suprême au 21ème siècle, un reportage au JT de 20h avec David Pujadas.
Ceci vaut bien cela.

Cette moquerie — assez lourde, j'en conviens et qui ne sera peut-être pas du goût de tout le monde, mais qui est parfaitement justifiée : c'est se moquer du monde que d'être un enseignant à ce point ignorant des travaux actuels sur la pédagogie — cache (mal) une colère profonde et une grande inquiétude de voir l'image que les médias véhiculent de la refondation de l'école et des changements qu'elle implique.
Comment peut-on prendre au sérieux une idée en l'air, venue à l'esprit comme ça de n'importe qui, sans recherches au moins historiques, sans travaux théoriques, sans justification autre que le désir de simplifier les choses ?
C'est ça le changement ?
Mais cette dame ne sait-elle pas que vouloir simplifier ce qu'on enseigne rend TOUJOURS les choses plus difficiles pour les enfants ?
Simplifier, cela veut dire "fausser", enseigner du faux, dont il faudra plus tard se débarrasser pour devenir capable d'utiliser ce qu'on a appris.
C'est sur du vrai au contraire, qu'il faut les faire travailler, du complexe, avec lequel ils vont se colleter, se heurter, ne pas tout comprendre, ou ne pas tout trouver, mais avec lequel ils vont évoluer et grandir.

Chercher des idées pour s'y prendre autrement est chose excellente : c'est même l'âme de notre métier que cette recherche incessante de "faire autrement" quand ça n'a pas l'air de marcher. Mais quand on en a trouvé une, on doit la passer dans deux sortes de "cribles" :
1- la comparer avec tout ce qui s'est fait jadis et se fait aujourd'hui dans les classes sur ce sujet,
2- analyser les présupposés théoriques qui la sous-tendent : en quoi a-t-elle des chances d'être plus efficace que ce qui se fait ? Quels sont ses liens avec l'objectif visé ? Est-ce en cohérence avec ce qu'on sait du fonctionnement des enfants de cet âge ? Est-ce en cohérence avec ce qu'on sait de la manière dont s'effectue un apprentissage ?
Et qu'on ne s'imagine pas que le plaisir des élèves, ou le fait que "ça marche" soit une preuve : un enseignant qui cherche à faire autrement est quelqu'un qui a un bon contact avec son métier et avec les élèves... Et ça suffit à donner l'illusion que ça marche, surtout quand on n'est pas très au clair avec ce que doit être exactement le résultat.
En d'autres termes, faire "autrement", cela veut dire d'abord, se rapprocher de ce qui constitue le résultat final, ce que signifie "savoir lire" : être devenu capable d'utiliser, pour ses projets personnels ou professionnels, les divers objets porteurs d'écrit qu'on trouve à l'extérieur et à l'intérieur de l'école.
Que faut-il avoir appris pour y parvenir ?
La réponse est aisée :
* il faut avoir appris à utiliser ces objets, tous ces objets, dont la lecture ne s'effectue pas de la même manière, et dont les fonctions sont différentes ;
* avoir appris à effectuer les opérations mentales par lesquelles on peut comprendre les message que portent ces objets pour pouvoir les utiliser ;
* avoir appris cet autre fonctionnement de notre langue, qui apparaît sous diverses formes dans ces objets, ainsi que celui des signes utilisés pour nous faire comprendre ces messages.
Quel rôle, les syllabes peuvent-elles jouer dans ces apprentissages ? Elles qui en français n'apparaissent pas à l'écrit, et n'existent qu'à l'oral, — de façon variable selon les régions de surcroît — surtout si l'on songe qu'un message écrit est perçu VISUELLEMENT et met en jeu un fonctionnement linguistique largement différent de ce qui est pratiqué dans la vie quotidienne ?
Il est clair que rien, pas un seul argument, ne peut justifier cette montagne de travail de frappe de syllabes sans signification, d'associations à vide de voyelles et de consonnes, activité ridicule portant sur une notion floue, largement erronée, sans lien avec la réalité connue des enfants, qui occupe indûment le temps consacré à l'apprentissage de ces opérations mentales.
Depuis des années, nombreux sont ceux qui se battent contre cette aberration, si dangereuse pour l'avenir de nos enfants.
Que ne fait-on appel à eux ?