Madame !
Titulaire d'un Certificat d'Aptitude Pédagogique à l'enseignement primaire vieux de 37 années, j'enseigne à ce jour dans un Institut Médico Éducatif. J'accompagne des élèves âgés de 12 à 14 ans, déficients intellectuels légers, qui arrivent tout droit de l'enseignement traditionnel, après une scolarité chaotique dont ils sortent meurtris pour la plupart.
Ce matin, c'était la rentrée... Des enfants inhibés, englués dans un profond sentiment d'échec... et une jeune élève évoque l'un des ses derniers "traumatismes scolaires" : les EMBRAYEURS DE CONJUGAISON.
Je vous avoue sans complexe ma perplexité !
C'est sur le net que j'ai trouvé le sens de cette merveilleuse formule (me voici sauve ! demain, je pourrai retrouver mon autorité !)...
Merci, Madame, il y a longtemps que, personnellement, j'ai quitté les bancs du CM2, mais aujourd'hui, grâce à vous, j'ai fait une découverte essentielle à la bonne utilisation de la langue française.
Bien à vous.
Martine Crasez, enseignante - 58 ans


Madame et chère collègue,
Sachez que votre perplexité me rend moi aussi très perplexe : la notion d'embrayeurs de conjugaison a un peu plus de 55 ans d'âge !! elle est donc plus ancienne que votre CAP !!
Preuve que les formateurs de votre époque (pourtant plus récente que la mienne) n'étaient guère informés.

On doit cette notion capitale à un grand linguiste français, Emile Benveniste, qui, le premier, a mis en évidence, une des nombreuses erreurs graves dont la grammaire habituelle est truffée, erreurs responsables des ignorances et des paniques de la plupart des élèves en matière de grammaire.
Dire que JE, TU, IL sont des mots qui appartiendraient à la même famille des "pronoms", est une erreur vraiment grave de logique, qui ne peut que mettre les élèves en difficulté.
Comme vous le savez, un pronom est un mot qui remplace un nom. C'est le cas de "Il" ou "elle" (au singulier ou au pluriel). Si je dis : "madame Crasez est venue. Elle a déclaré que...", il est évident que "elle" remplace évidemment "madame Crasez". mais lorsque vous me dites :" je vous avoue ma perplexité", il est impossible de dire que "je " remplace ici "madame Crasez". Le mot "JE" désigne la personne qui parle, mais ne remplace pas le nom de cette personne : ce que prouve le changement de personne du verbe qu'entraînerait ce remplacement.
Les mots JE, TU, NOUS, VOUS et ON (quand il est le substitut oral normal de NOUS), ne peuvent donc être appelés "pronoms". Le linguiste R. Jakobson a donc proposé de les nommer "embrayeurs", par référence à ce que désigne ce terme en mécanique auto, car on peut dire que ces mots, qui renvoient uniquement à l'un des pôles de la communication (qui parle et à qui) et n'ont pas d'autre sens en eux-mêmes, ne se chargent de signification qu'en embrayant sur la situation effective de communication. JE, c'est celui ou celle qui parle, que ce soit vous ou moi.
Le fait qu'ils n'aient pas de variation de genre est une preuve supplémentaire que leur rôle est de désigner seulement le pôle de la communication considérée, et non la personne en question.
Comme vous le voyez, chère madame, c'est une question, non point de "jargon", mais de rigueur de pensée et de langage. Une des causes majeures d'échec scolaire réside dans l'à-peu-près trop fréquent des explications fournies aux élèves. Loin de les aider, une confusion, outre les aspects éthiques de ce choix, brouille l'esprit de nos gamins, et ce, d'autant plus qu'ils ont moins de moyens personnels.
Je précise que ces termes et notions ne posent aucune difficulté aux élèves avec lesquels nous avons travaillé (et qui venaient des milieux les plus défavorisés)
J'espère, chère madame que ces explicitations pourront vous convaincre. Je reste à votre disposition pour tout complément d'information.
Cordialement à vous, Eveline Charmeux.