Patrice Heems : PAROLES D'ÉLÈVES,
Classe d’adaptation Ecole P. et M. Curie à Fresnes sur Escaut,
(in revue : « Recherches » AFEF de Lille, n°22)

Octobre 94 ; Ecoute musicale.
- Le maître : « Aujourd'hui, on va écouter quelque chose de nouveau. C'est de la cornemuse.»
- Franck: « Sébastien Bach ?

Il faut savoir que l'on écoute assez souvent du Bach dans la classe d'adaptation de l'école Pierre et Marie Curie de Fresnes sur Escaut. C'est un des rares moments où j'abuse de ce pouvoir quasi absolu du maître : J'aime Bach, on écoute du Bach. Et aussi Vivaldi, Mozart et Stan Getz (entre autres...).
Seulement Franck n'a retenu que le nom du premier musicien que l'on a écouté cette année : Sébastien Bach (sic), et il a une certaine tendance à croire que toute la musique du monde est l'œuvre de ce seul et même compositeur. Il me faut donc, cette fois encore, le contredire :
« Non, aujourd'hui on ne va pas écouter du Bach. Aujourd'hui on va écouter une musique de soldat. C'est une musique pour faire la guerre... »
- Kévin : « Moi mon frère, il était soldat. Et ben tu sais, il est mort. Il s'est pendu. »
- Charlotte : « Et ben mon bébé, il est mort aussi !
- Alexandra : « Ma mère, elle est mort aussi ! »

Il y a des jours comme ça, où on n'a pas envie d'être là. Où l’on n'a pas envie d'être le Maître. Au secours ! S.O.S. ! Laissez-moi tranquille ! Qu'est-ce que je fais moi ? Qu'est-ce que je dis ? Moi je voulais juste vous surprendre, ouvrir vos oreilles, éveiller vos sens. Je faisais tranquillement de la pédagogie. Je voulais provoquer une réaction. Mais pas ça ! Pas ça ! Ce n'était pas prévu au programme. Ils m'ont eu, encore une fois ! Qu'est-ce que je fais? Je recentre ? Je laisse tomber ma cornemuse (quelle idée j'ai eue là !) ? Je les laisse continuer sur le sujet ? Pas aujourd'hui. Aujourd'hui je suis fatigué.
Allez ! Hop ! Dégagement en touche !

« Oui, bon ! Donc aujourd'hui on écoute une musique de soldats... »

Quand on fait classe à des enfants en difficultés scolaires, la première chose à faire, c'est d'ouvrir les yeux et les oreilles. Ce n'est pas toujours sans risques. D'abord parce que les histoires personnelles auxquelles on est confronté ne sont pas toujours très faciles. Kevin a bien vu son grand frère de 20 ans se pendre. Le petit frère de Charlotte est bien mort subitement. Et si la maman d'Alexandra n'est pas morte, en tous cas elle ne voit plus sa fille depuis qu'elle est partie il y a déjà fort longtemps. Leurs histoires, je les connais. En partie. Et je sais qu'ils ont parfois besoin d'en parler.
Seulement voilà : moi je suis Maître d'école. J'ai une tâche à accomplir qui est de guider ces enfants dans une dynamique d'apprentissage scolaire. Officiellement, je ne suis pas payé pour écouter mes élèves me raconter des choses qui n'ont rien à voir avec l'école.
Seulement comment faire ? Comment dire pour rester strictement dans un discours scolaire ?
Comment intéresser un enfant de six ou sept ans à la lecture, aux maths ou même à la musique et au dessin qui nous semblent à nous, adultes, plus ludiques ?
Comment faire quand pendant ce temps-là cet enfant a dans la tête quelque chose de beaucoup plus important à ses yeux. Ce peut être : « mon frère s'est pendu ! ». Mais ce peut être aussi : « Tu as vu, monsieur, j'ai des nouvelles chaussures » ou "je peux aller faire pipi ?"
En fait, pour paraphraser Meirieu, il y a trois pôles dans la vie d'une classe : très grossièrement, il y a moi (le maître), eux (les élèves) et puis l'école (I'école, le programme, I'institution, les attentes de la hiérarchie, des collègues, des parents etc.).
Quand mes élèves se mettent à parler, quand ils font cette tentative de putsch qu'est la prise de parole, il y a immédiatement une rupture de cet équilibre, par ailleurs si difficile à atteindre, entre les trois pôles. Tout à coup il n'y a plus qu'eux qui comptent. Tout se passe comme si, au fond, cette prise de parole était une véritable rébellion contre l'ordre établi de la classe et de l'école.
Un élève qui commence à parler, à l'école, de sa vie, c'est le commencement de l'anarchie, la fin de la gestion raisonnable par l'adulte. Ce n'est pas pour rien que ce discours est banni du système scolaire en général. La plupart des maîtres et des maîtresses le rejettent fermement : « Ça n'est pas le moment, tu me raconteras cela plus tard, ce n'est pas de cela qu'on parle... ». Ou encore, plus simplement, «Tais-toi ! »
(Moi comme les autres d'ailleurs : je me demande si le mot que je prononce le plus dans une journée n'est pas le mot « chut » !).
Et c'est normal, pour plusieurs raisons : la première c'est qu'effectivement, lorsqu'un enfant se met à parler de lui, (et ceci en particulier chez les plus jeunes) c'est, la plupart du temps, au mauvais moment. C'est toujours le plus mauvais moment, parce qu'on est en retard sur ce qu'on a prévu, parce que c'est hors sujet, parce que les autres profitent de l'interruption pour bavarder, chahuter ou pire, commencer eux aussi à raconter leur histoire.
Mais surtout, ce qui nous gêne le plus lorsque les enfants se mettent à mener la discussion, c'est que c'est « ingérable ». Le capitaine perd le contrôle du navire et il n'aime pas ça !
Alors, le plus souvent, la parole des élèves est bannie de l'école. Plus on avance dans les grandes classes, plus elle est canalisée, brimée, clandestine.
Elle se glisse subrepticement dans les moments de flottement, juste avant d'entrer en classe, entre la sonnerie et le début du travail. Elle est rapide, fugitive et se contente pour toute réponse d'un bref grognement approbateur du maître.
Et puis, petit à petit, elle disparaît complètement derrière la parole officielle : l'élève, passant sous les Fourches Caudines du silence obligé, est devenu un « bon élève » qui sait se taire, s'asseoir et apprendre.
C'est assez troublant, si l'on y réfléchit, de se dire qu'une partie de notre rôle consiste, en fait, en un enseignement du silence.
Patrice Heems, maître d'école.