Peu de chose, en apparence... Extrêmement grave en réalité, et qu'on ne saurait laisser passer sans réagir. Son origine, c'est un vœu de l'Académie Française (admirable institution, une preuve de plus !) selon laquelle les langues régionales porteraient atteinte à l'identité nationale.
Il est vrai que le métissage porte atteinte à la pureté de la race... On croit rêver...
Ce n'est pas un rêve, hélas ! Un pas de plus vers la destruction des valeurs les plus chères de notre civilisation. Nous voilà revenus aux meilleurs temps de la persécution des patois : il est bien dit que la marche arrière fonctionne désormais sur tous les fronts.

Posée, depuis deux siècles en termes passionnels, voire conflictuels, la question de la reconnaissance des langues régionales en France, avait mis du temps à se clarifier et a trouver un équilibre difficile entre l'opposition au français, considéré, — et ce n'était pas totalement injustifié toujours ! — comme la langue de l'occupant, celle d'un centralisme étouffant, et la nécessité d'avoir une langue officielle comme identité nationale .

Avec cette suppression, une fois de plus, on fait un bond de cinquante ans en arrière. Et pourtant...
Rappelons tout d'abord, qu'aucune différence de qualité linguistique n'oppose les langues nationales de chaque pays et les langues régionales de ces pays. Un patois n'est nullement une langue inférieure : selon le joli mot de Julos Beaucarne, souvent repris, : "Une langue nationale, c'est un patois qui a réussi politiquement".
Tout mépris à leur égard est donc preuve d'ignorance linguistique et de xénophobie langagière ridicule, aussi honteuse que l'autre.

Depuis quand le pluralisme serait un danger pour l'unité ? Ignore-t-on, en haut lieu que l'unité n'existe que s'il y a des différences ? A-t-on oublié que la langue d'une région fait partie de son identité, et que, comme l'accent de chacun, elle est sacrée aux yeux de ceux qui la parlent ?

J'entends d'ici une objection, qui se croit majeure : "Voyons, aujourd'hui, les langues régionales n'existent plus ou presque plus. Elles ne font plus partie de l'univers des enfants. Et avec la mobilité obligatoire de la plupart des professions, il n'y a plus beaucoup de Picards à Amiens ni d'occitans à Toulouse...!"
Et alors ? La moindre des politesses, quand on vit dans un pays, n'est-elle pas de s'intéresser et même de se passionner, pour ce qui concerne ce pays ? Plus que le pays où l'on est né, c'est, me semble-t-il, celui où l'on a décidé de vivre, qui devrait compter. Bien que née en plein cœur de Paris, avec l'argot de Belleville comme langue régionale personnelle, je me considère comme picarde d'adoption, ce que je n'ai jamais cessé d'être, même si je suis devenue, en plus, occitane de la même manière. Et la langue des uns comme des autres me semble essentielle à protéger, même si depuis deux siècles on s'obstine à essayer de les détruire

Les sauver, c'est d'abord, par l'école que l'on peut le faire. C'est pourquoi, pédagogue avant tout, linguiste certes, mais pédagogue essentiellement, c'est aux conséquences pédagogiques et éducatives d'une telle suppression, que je pense.

Chacun sait que l'avenir de nos enfants sera nécessairement plurilingue. Mais ce plurilinguisme n'est pas seulement une affaire de langues étrangères. C'est aussi une donnée de ce que l'on appelle en haut lieu, la maîtrise de la langue, laquelle n'est pas du tout, comme on l'a cru longtemps, celle d'une "bonne" langue, d'un "bon" usage. C'est, avant tout, la maîtrise du choix, et disposer, pour dire ce que l'on a à dire, de nombreuses et diverses formulations qui peuvent aller de la citation littéraire aux slogans publicitaires, ou politiques, aux formules argotiques ou patoisantes, voire grossières, formulations que l'on choisit en fonction des enjeux de la situation de communication.
De plus, on sait qu'une langue n'est pas un ensemble d'étiquettes d'un réel semblable pour tout le monde, c'est au contraire, un facteur de structuration du réel : on perçoit le monde à travers la langue que l'on parle, et parler une langue nouvelle, c'est voir autrement le monde qui nous entoure. Apprendre une autre langue, c'est donc modifier son rapport au réel, changer d'évidences, sortir de l'aliénation des habitudes.
On ne peut comprendre un pays que si, à défaut de la parler, on a, au moins, commerce avec sa langue, un commerce assez approfondi pour en saisir l'âme.
En plus, si l'on veut comprendre ce qu'est un système linguistique, et notamment le caractère arbitraire de son fonctionnement, seul un autre système linguistique peut éclairer ces caractéristiques fort difficiles à saisir.
Les recherches en linguistique nous ont appris en effet qu'une langue est un système à la fois nécessaire et arbitraire, c'est à dire que sa logique est interne et non reliée au réel ou à des arguments extérieurs : aucune logique n'explique que la construction maçonnée où je vis porte le nom de «maison», alors que mes voisins allemands lui donnent le nom de «Haus», avec, de surcroît, une majuscule là où le français ne prévoit qu'une minuscule... Aucune raison non plus à qu'ils utilisent l'auxiliaire «devenir» pour marquer le passif, là où les Français utilisent l'auxiliaire «être».
Une langue est un système arbitraire ; c'est, du reste, ce qui lui donne son pouvoir de communication. Avoir compris cela est indispensable à la maîtrise du langage.
Or, on sait aujourd'hui que les enfants ont beaucoup de mal à le comprendre : pour eux, les mots qu'ils connaissent sont les seuls "normaux" : le monde ne peut être organisé que de la même manière pour tous et une fois pour toutes. La vérité, c'est ce qu'ils connaissent.
D'où de terribles difficultés, dès la sixième, à entrer dans un système linguistique différent. Onze ans, c'est un peu tard pour commencer à remettre en question tant de certitudes, si profondément ancrées dans la personne, et intégrer la notion d'arbitraire du signe linguistique.
C'est pourquoi, la découverte et l'utilisation d'autres systèmes est nécessaire très tôt pour mettre en place, progressivement, cette connaissance. D'autant plus que la connaissance d'une deuxième langue rend infiniment plus aisée l'acquisition d'une troisième, et de toutes celles qui suivent. Les travaux du grand linguiste Claude Hagège l'ont bien mis en évidence.

D'aucuns penseront peut-être que l'anglais ferait mieux l'affaire que l'occitan ou l'alsacien... Raisonnement beaucoup plus court qu'il n'y paraît : comme nous l'avons rappelé plus haut, du point de vue linguistique, il n'y a aucune différence entre une langue dite nationale et une langue régionale. Toutes sont le produit de l'évolution d'une même langue source, — pour nous le latin. En revanche la langue régionale du pays où l'on vit, proche de la langue nationale, fait partie réellement de l'environnement des enfants. C'est donc par elle qu'il faut commencer, ne serait-ce que pour remettre en question le comportement langagier normatif et étroit, qu'on trouve depuis si longtemps dans le monde de l'école, et de l'éducation en général.
Une recherche que j'ai menée, il y a quelques années à l'INRP, me l'a confirmé. J'avais proposé une vingtaine de formules appartenant aux parlers régionaux de toute la Francophonie, et j'ai pu constater que les enseignants, même les plus ouverts, même ceux qui militent pour la défense des langues régionales, rejetaient, comme non françaises, les formules des autres régions que la leur, et souvent même celles de leurs parlers régionaux personnels, comme, par exemple, pour Toulouse, "mon fils a tombé sa première dent" ou "il m'a regardé à moi". Inquiétant, non ? Cela vous a comme des relents de racisme, et de xénophobie latente qui font frémir, à une époque où pas mal d'horreurs remontent à la surface…

Ainsi, l'utilisation des langues régionales à l'école peut-elle permettre d'explorer de façon beaucoup plus approfondie et plus sûre ce qu'on appelle le fonctionnement effectif de la langue, ses « normes », qui n'ont rien à voir avec «le bon usage» ou le «bon français» cher à un certain type d'école qui a fait beaucoup de mal. La langue n'est pas une réalité homogène, encore moins une donnée obéissant à des règles prescriptives, auxquelles il faudrait obéir, faute de quoi, une faute quasi morale serait commise. C'est, au contraire, un ensemble de variations où s'interpénètrent des données régionales, des données sociales, des données psychologiques et situationnelles, liées aux effets à produire, aux projets d'action sur les partenaires etc... C'est ainsi que le parler de Midi-Pyrénées, ce qu'on appelle le «francitan», est tout pimenté de tournures héritées de l'occitan, voire de l'espagnol, ce qui lui donne son charme particulier, différent des parlers normands, ou picards, mais non supérieur à eux...
Charme auquel je ferai appel ou non, en fonction des projets de communication qui sont les miens, selon que je l'estimerai efficace ou gênant... Il n'est pas de langue supérieure aux autres; il est des langues différentes, aux caractéristiques diverses, caractéristiques plus ou moins adaptées aux projets de communication du moment. La connaissance de ces caractéristiques ne peut être qu'enrichissante pour tous. Les normes qui semblent les régir, ne sont pas des jugements de valeur linguistique, ce sont, en réalité, des habitudes sociales qu'il faut connaître, pour savoir, parfois, leur désobéir.
Tout cela définit ce qu'on appelle : "avoir une relation affective positive à la langue", élément essentiel du sentiment de sécurité langagière, dont on sait qu'il est le principal facteur de réussite scolaire et sociale. La langue régionale et sa valorisation scolaire et sociale jouent sur ce point un rôle déterminant.

Et comme l'ancienneté est ce qui plaît par dessus-tout à nos dirigeants, allons chercher, pour conclure, un grand Ancien, assurément non gâté par l'esprit de mai 68, Michel de Montaigne, qui osait affirmer, il y a un peu plus de 420 ans : "Que le gascon y aille, si le français n'y peut aller !"...
Faudrait voir !