Voici la conclusion de son interview.
Le film est d’abord une œuvre d’art, juste et sensible. L’histoire d’un parcours singulier d’un enseignant aux prises avec des difficultés sociales. François Marin est un homme généreux, solidaire… Mais, par manque de savoirs pédagogiques il reste englué avec ses élèves dans des relations trop exclusivement centrées sur l’affectif.
Je ne voudrais pas que ce film laisse croire que ce qui se fait ici est la seule manière d’être proche des élèves : on peut aider les élèves plus efficacement en proposant un cadre pédagogique structuré, en travaillant de manière rigoureuse, en n’empruntant pas systématiquement leur propre langage… Au fond, la classe est gérée ici de manière très traditionnelle : pas de construction d’un projet commun, pas d’enjeux culturels forts, pas de pédagogie différenciée ni d’accompagnement personnalisé. Un face à face qui devient, parfois, un corps à corps. Les pédagogues savent que la générosité des intentions peut, sans rigueur pédagogique, produire de l’échec, de l’incompréhension et de l’exclusion.


Lorsqu'on travaille sur les "nouveaux" programmes du primaire, comme je suis en train de le faire, tant par nécessité professionnelle que par intérêt (inquiet) pour l'avenir de nos enfants, et qu'on lit à côté l'ouvrage de Bégaudeau, en attendant de voir le film qui, si l'on en croit Ph. Meirieu, semble bien fidèle à l'ouvrage, on se trouve face aux deux extrêmes des choix possibles de comportement pour un enseignant.
* D'un côté, les programmes officiels ignorent totalement les élèves, les assimilant à des réceptacles de savoirs dispensés par le professeur, et qui n'ont qu'à écouter, mémoriser et réciter.
* A l'opposé, François Bégaudeau s'identifie aux élèves au point de quasiment disparaître en tant que prof, dont il ne conserve que le pouvoir. Sa classe, où l'on cherche vainement un moment d'apprentissage effectif, est une perpétuelle bagarre apparemment d'égal à égal, mais complètement pipée en réalité, car c'est lui le plus fort, ce qu'il rappelle volontiers.
Ce n'est évidemment pas dans un milieu prétendument "juste" entre ces deux extrêmes, que l'on trouvera la solution (le milieu n'est jamais "juste"). C'est dans une analyse un peu sérieuse des données de la situation d'enseignement, avec les besoins et les caractéristiques des uns et des autres, que l'on pourra définir ce qu'un prof devrait être et ce qu'une formation digne de ce nom devrait l'aider à devenir.

"Il reste englué avec ses élèves dans des relations trop exclusivement centrées sur l’affectif."
Cette remarque importante de Philippe Meirieu me semble une bonne entrée pour ouvrir cette analyse : la place à accorder à l'affectif dans notre métier.
Il existe tout un discours, lénifiant et insupportable, selon lequel, pour être enseignant, il faudrait aimer les élèves, comme il faut aimer son prochain. Cet abus du verbe "aimer" que l'on met à toutes les sauces, est particulièrement agaçant.
Bien sûr que non ! On n'a pas à aimer son prochain, ni son patron, ni ses élèves. Que je sache, l'amour est affaire personnelle, qui n'a rien à voir avec un devoir, et dont on a aucun compte à rendre à quiconque.
(Pas même toujours, ni forcément à celui (ou celle) qui en est le destinataire : uniquement si cet aveu lui est agréable... Si ce n'est pas le cas, — et comme chacun sait, ça arrive !— il est toujours préférable de s'en abstenir, ce qui, de toute façon, n'empêche point d'aimer qui on veut !).
Qu'il s'agisse des élèves, ou du prochain, notre seul devoir, c'est de les considérer comme des personnes et de les respecter en tant que tels.
Or, cela ne va pas de soi. Précisément, parce qu'on est très souvent encombré, occupé (au sens militaire) par notre affectif que nous avons toujours beaucoup de mal à gérer. Même si ça doit choquer ceux qui ne réfléchissent guère, un enseignant n'aime pas tous ses élèves ; il y en a même qui l'horripilent au dernier degré. Certes, en principe, tout enseignant en a conscience et sait le cacher avec soin, en travaillant à rester absolument juste. L'ennui, c'est que l'affectif irradie de partout et que les élèves le reçoivent parfaitement.
Et si l'on ne travaille pas avec la dernière énergie à toujours distinguer, pour soi autant que pour les autres, ce qui appartient à l'ordre des valeurs (j'aime, j'aime pas), et ce qui appartient à l'ordre des faits objectifs, ceux-ci sont occultés par ceux-là, et la porte peut s'ouvrir à toutes les formes d'injustices — dont nos souvenirs d'élèves contiennent des exemples, restant douloureux bien au-delà du jeune âge.

Comment faire alors ?
Simple : il suffit de s'interdire absolument d'utiliser l'affectif dans les relations avec les élèves. Concrètement cela signifie ne jamais associer la gentillesse à de bons résultats et la sévérité à des mauvais. Cesser d'être mécontent des ratages et cesser encore plus de les punir.
Savoir qu'un mauvais résultat, pour un élève, quel que soit son âge, est une souffrance et que, loin d'avoir besoin d'une engueulade, il a besoin qu'on lui remonte le moral.
Savoir qu'il n'est jamais bon non plus de combler les réussites d'éloges, et qu'il ne faut pas confondre se réjouir (tous ensemble) d'une réussite et la récompenser : aucune réussite ne mérite de récompense, n'étant jamais due au seul auteur de cette réussite. En revanche, elle mérite qu'on s'en réjouisse, tous, et même qu'on festoie, à condition que ce soit tous ensemble !
Savoir enfin ne pas confondre évaluation et sanction : une mauvaise note ne saurait être un jugement sur l'élève, mais la mesure de la valeur d'une performance donnée, qui peut parfaitement être satisfaisante ou non, sans que cela signifie quoi que ce soit des savoirs acquis par l'élève. Il arrive aux plus grands chefs cuisiniers de rater une mayonnaise !

On le voit, une gestion intelligente de de sa propre affectivité apparaît bien comme la première des conditions de l'efficacité du métier d'enseignant. Une telle maîtrise ne s'improvise pas ; elle est à acquérir, par un travail sur soi (physique et mental), qui devrait être au cœur d'une formation digne de ce nom.
Mais le principal avantage de cette condition quand elle est remplie, et qui confirme à quel point elle est nécessaire, c'est qu'elle va permettre à l'enseignant de mettre en place — je dirais : ENFIN !— des conditions affectives positives indispensables à l'apprentissage des élèves.
De nombreuses études permettent, en effet, d'affirmer que la condition n°1 de réussite des élèves, c'est le caractère positif des conditions affectives dans lesquelles ils travaillent. et cela n'a rien à voir avec le fait de les aimer !!
Cela signifie simplement qu'ils doivent, comme on dit familièrement, se sentir "bien" dans ce qu'ils apprennent. Pour qu'ils s'y sentent bien, il faut qu'ils s'y reconnaissent, donc que l'enseignant prenne appui sur ce qu'ils savent et sur ce qui appartient à leur propre expérience.
Il faut aussi qu'ils puissent comprendre à quoi ça sert, ce qui est au programme et quel usage on en fait dans la vie adulte. C'est ce qu'on appelle la "motivation" , dont on n'a point à déplorer l'absence, comme on l'entend si souvent, mais que l'on a à installer (et c'est long) dès l'école maternelle, et de façon continue jusqu'à l'Université.
Ce souci, c'est aussi ce que Jacques Fijalkow appelle : "la clarté cognitive" : un prof, c'est quelqu'un qui éclaire l'enfant tout au long de sa route, sans jamais accuser les précédents de ne pas l'avoir fait...
C'est enfin quelqu'un qui a travaillé chez lui à préparer les conditions pour que les élèves apprennent, et donc, qui en classe les aide, eux, à travailler.
Or, les aider à travailler, cela ne se fait pas à coups d'exercices (les exercices sont des activités d'entraînement, destinées à "s'ajouter" ce qu'on a appris : jamais à apprendre !). Apprendre, cela se fait avec des situations-problèmes, rattachées à des projets clairs, où l'on cherche ensemble, pour trouver, non la solution, mais des hypothèses de solutions, et des stratégies pour en trouver dans toutes les autres situations de ce type, scolaires ou non.

Respect des élèves, respect de leurs savoirs, respect de leurs besoins affectifs, rigueur dans les tâches proposées et clarté de leurs significations, évaluation qui soit vraiment une mesure, non de leur "valeur" (au nom de quoi, un prof s'arrogerait-il le droit de juger la personne de ses élèves ?), mais de leurs progrès. (ce qui implique, notons-le au passage, qu'il y ait eu une évaluation des savoirs déjà-là des élèves avant qu'on commence). Si bien qu'une note qui n'est pas le résultat d'une comparaison entre les savoirs d'avant et ceux de maintenant, ne signifie strictement rien.

On est arrivé bien loin de ce qui se passe "Entre les murs", du film comme du roman.
François Bégaudeau, est sûrement un bon écrivain...
Comme professeur, c'est une autre histoire.