http://www.meirieu.com/FORUM/mathon_differences_a_lunisson.pdf

C’est l’alerte.
L’école est menacée.
L’école est en danger !
Les sonneurs ne cessent d’appeler au combat. La petite musique du carillon «Chacun pour soi et que le meilleur gagne» est à présent couverte par le bourdon «Tous unis et solidaires».
Quels sont les enjeux ? Qui seraient les victimes de la disparition annoncée ? Qui seraient les gagnants ? D’où vient le danger ? Du pouvoir politique ou de l’idéologie dominante ? Des malveillances externes ou des dysfonctionnements internes ?

Si le gouvernement décidait, un jour, de fermer les bureaux de poste, la messagerie et le courrier ne disparaîtraient pas pour autant. Le « service», par un phénomène « naturel » de privatisation, de transfert par vases communicants, serait commercialisé, « assuré » par des entreprises privées. Comme la raison d’être de l’entreprise privée est le profit, le « service postal » ne serait fourni que dans les zones où ce commerce serait rentable.
Tant qu’il y a de la demande, il y a de l’offre.
En 1948, on a fait plus que supprimer les maisons de prostitution, on les a interdites. La prostitution n’a pas disparu pour autant. Mais à quelles conditions pour les professionnelles et la clientèle ?
Si on fermait les écoles publiques, l’enseignement se poursuivrait. Les capitaux privés s’en chargeraient. A condition que ce nouveau secteur économique génère du profit pour les investisseurs et les actionnaires.
L’ÉCOLE ne disparaitrait donc pas. Toutes les écoles seraient privées et en concurrence, comme toute entreprise, comme tout ce qui se marchande et se vend, au besoin, avec des subventions publiques et les dons de mécènes.
Le secteur non rentable, l’enseignement aux pauvres, resterait à la charge de l’état, des communes ou des ONG. Comme tout ce qui se dispense, il serait dispensé dans des dispensaires.
Le plus rentable est d’enseigner exclusivement à « l’élite », ceux qui apprennent vite, qui ont de l’appétit et l’esprit de compétition. Cette tâche noble peut être confiée aux diplômés de l’université sans qualification professionnelle spécifique.
D’évidence, il est, financièrement et intellectuellement, plus économique de trier les enfants à l’entrée, afin de constituer des classes « homogènes », que de donner une véritable formation en psychologie et pédagogie aux futurs enseignants, pour s’adresser à un public hétérogène. Les familles se battraient pour obtenir une inscription dans une école privée et… payante, comme dans les pays anglo-saxons.
Car, dans un espace scolaire entièrement privé et concurrentiel, ce ne sont pas les familles qui choisiraient leur école, ce sont les directeurs qui choisiraient leurs élèves. Vrais ou faux, les combats individuels pour « les bonnes écoles » se substituerait aux luttes sociales, comme ils font le quotidien de l’école pour la conquête des diplômes, en période de prospérité. La France se retrouverait dans la situation scolaire d’avant 1880.
Reste à voir ce que l’offre privée proposerait. Des diplômes, des savoirs, de l’enseignement, de l’éducation, de la mise en condition, des apprentissages, de la pédagogie ? L’offre de cours magistraux, de préparation aux examens, de bachotage, de compétition, de sélection, de prix d’excellence, de récompenses diverses, de conformation à des « modèles de réussite », de normalisation, de dressage, l’enseignement privé la maitrise très bien, maitrise acquise par une expérience de plusieurs siècles.

Contrairement aux entreprises privées soumises à une logique financière, le service public national ne se limite pas à satisfaire la demande du moment. Au service de la vie, il répond aux besoins fondamentaux par-delà la conjoncture.
Jules Ferry voulait une école différente, une école pédagogique qui, un siècle et demi plus tard, n’ayant pas encore vu le jour, ne peut pas disparaitre. En ce temps-là, les hussards en blouse noire ont continué les méthodes traditionnelles de l’éducation catholique des frères des écoles chrétiennes, sans soutane, sans crucifix, sans vierge, sans prières, mais avec le drapeau tricolore et la Marseillaise. On leur avait donné pour mission de convertir en bons Français les petits provinciaux paysans et patoisants, colonisés intérieurs, dont l’état jacobin avait besoin pour défendre la patrie et reconquérir l’Alsace-Lorraine que les envahisseurs prussiens lui avaient enlevée en 70.
Ils ont si bien formé ces futurs soldats patriotes que la revanche fut prise et l’Alsace reprise en 14-18. A quel prix ? Au prix de tant de vies qu’il fallut, la guerre finie, remplacer ces pertes humaines et franciser encore une fois les «nouveaux provinciaux» non francophones, immigrés espagnols, portugais, italiens, polonais, africains et nord-africains. Et on recommença après la deuxième (que Brassens n’appréciait pas autant que la première).
Depuis qu’elle existe, en façonnant l’enfance à la demande, l’école publique a souvent servi le projet politique de l’époque et l’idéologie dominante du moment plutôt que poursuivi l’idéal laïque de développement harmonieux des enfants du peuple.
La patrie n’est plus en danger. L’école de la France européenne du XXIe siècle n’a plus de guerres en préparation. Qu’a-t-elle à préparer ? Comment se définit-elle ?
Le système éducatif moderne est-il un prytanée où on apprend à se taire et à obéir avant de penser ?
Un séminaire où on apprend à croire avant de réfléchir et de critiquer ?
Une institution où le doute est exclu et la foi de mise ?
Un lieu de formation à l’esprit scientifique, à la citoyenneté, où on apprend à douter, à réfléchir et à penser avant de croire, d’obéir, d’acheter et de voter ?
Plus que « l’école en danger », il faut défendre le principe de l’égalité de tous les Français pour l’accès à la culture, le droit à l’éducation, à la citoyenneté et au savoir.
Plus que l’école, c’est l’idéal républicain de Jules Ferry qui est à défendre.
Ce qui est en danger et en voie de disparition, aujourd’hui, c’est le projet d’école éducative et démocratique, celle qui ne se borne pas à transmettre des savoirs «aux plus méritants», faute de ne pouvoir accueillir que des bons élèves, celle qui ne renvoie pas les autres vers les classes de relégation en pré-chômage, vers la consommation de compensation, celle qui offre une variété de dispositifs souples pour répondre à la diversité des élèves, celle qui ne diffère pas la citoyenneté scolaire jusqu’à satisfaction des revendications corporatives.
L’école pédagogique n’attend pas les dotations budgétaires, les postes en nombre suffisant, les moyens logistiques satisfaisants pour éduquer une jeunesse qui, elle, grandit sans attendre. C’est l’idée de pédagogie, en perdition depuis des décennies, qu’il faut sauver.
La pédagogie, c’est le progrès humain par l’éducation et la démocratisation de l’école. La vocation de la scolarité obligatoire est de répondre aux besoins et non à la demande, de fournir une culture commune à tous les Français et non aux meilleurs d’entre eux. Pour cela, il faut renoncer à l’enseignement sélectif et aux méthodes discriminatoires.
Chez les conservateurs de la « nouvelle école », gardiens du musée de l’enseignement, on utilise les bonnes vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves. Comme dans tout musée, on regarde et on s’instruit sans toucher. On apprend à lire sans lire : « tu liras quand tu sauras ! ». Depuis 20 ans, les penseurs du passé, adorateurs de la lecture au bruit, honnissent et dénigrent les pédagogues, qu’ils nomment « pédagogistes » pour nous faire croire qu’ils respectent la pédagogie des pédagogues, mais qu’ils dénoncent l’extrémisme des subversifs : « c’est pas pareil ! » En fait, ils ignorent la pédagogie. Ils ne veulent pas de ce qu’ils ne savent pas faire. Plutôt que de s’y former, ils réclament son abolition.
Comment peut-on réclamer la mort de pratiques qui « n’affectent » que 5 % d’enseignants, minoritaires et marginaux, invisibles donc aux yeux des fomenteurs de cabales ? Il est vrai que l’école pour tous et l’école du méritantisme ne peuvent ni vivre ensemble, ni se reproduire mutuellement. Ainsi, promouvant une conception élitiste de l’école, ils préparent depuis longtemps l’opinion, sciemment ou inconsciemment, aux projets de démantèlement du service public.
La propagande antipédagogique va au devant de la privatisation. Faut-il se rallier aux conservateurs et défendre avec eux une école qui élimine les plus faibles avant de sélectionner les meilleurs ou inventer une école service public d’éducation pour tous ? C’est la question.

Que deviendra l’enseignement déjà assuré par des écoles privées ? Dans la mesure où l’état les rémunère, leur impose un programme et garde un œil sur leurs pratiques, les enseignants privés sont relativement indépendants de leurs employeurs. La libéralisation de l’enseignement leur sera fatale. Prisonniers de leurs employeurs et soumis au principe de rentabilité, ils ne seront plus libres du tout. La liberté économique et professionnelle est un privilège de patron, pas d’employé. C’est le directeur de l’école, sous le contrôle de son conseil d’administration, qui recrutera ses maitres, pour un contrat à durée déterminée.
Maitres privés et maitres publics peuvent fraterniser le temps d’une trêve de Noël. Les financiers ne cesseront pas pour autant la guerre économique. L’argent n’attend pas. Seuls, les enseignants publics, titulaires d’un contrat à vie sont, même mal payés, suffisamment libres économiquement, intellectuellement et socialement pour cesser, s’ils le veulent, de « faire ce qui se fait comme on a toujours fait », pour oser, contre tous les conservatismes, l’innovation pédagogique dans leur classe et l’éducation à la citoyenneté au quotidien.
Réclamer plus de moyens pour faire plus de la même chose, c’est s’attacher à ses chaines.

Etre libre, c’est penser différemment et faire autrement.
Pour les professionnels de l’éducation (enseignants et encadrement compris), la liberté pédagogique, ce n’est pas la possibilité de choisir sa méthode sur le plateau présenté par l’offre commerciale. C’est la capacité de discerner les actes didactiques concordants avec l’intérêt de l’enfance, de prendre en compte la diversité et les intérêts des enfants présents dans la classe, de connaitre la psychologie des apprentissages.

Pendant que c’est encore possible, sauvons la pédagogie, le seul chemin vers la liberté professionnelle, vers un enseignement de qualité pour tous, seule manière d’enseigner dans une école publique démocratique !
« On entre en pédagogie quand on abandonne toute attitude de mépris envers l’élève, qu’on crédite de toute l’intelligence possible, malgré les erreurs qu’il peut faire. »
Sarkozy pédagogue, Michel Fabre, Forum Meirieu, 28 février 2009
http://www.meirieu.com/FORUM/fabre_sarkozy_pedagogue.pdf

Laurent Carle mars 2009