Une anecdote qui m'a été rapportée il y a quelques jours par une collègue de l'école maternelle d'un petit village de mon département, est à l'origine de ce billet, motivé aussi par les récentes propositions ministérielles.
Je précise (on verra que ce n'est pas inutile): il s'agit d'un village en pleine campagne, pas d'une cité dite sensible —.
Voici les faits.
Une petite gamine de grande section, récemment arrivée dans cette école, inquiétait les institutrices, car elle était toujours seule, visiblement rejetée par les autres, et semblait souffrir beaucoup de ces rejets. Jusqu'au jour où subitement les choses ont changé : dans la cour de récréation, du jour au lendemain, on a pu la voir participer aux jeux des autres.
Avec l'aide de la maman, qui a mené son enquête auprès de la petite, on a fini par savoir ce qui s'était passé.
Dans cette classe de grande section, s'était organisée une véritable "bande", — dont les enseignants n'ont eu, bien sûr, aucun soupçon — avec un vrai chef à sa tête et des règles extrêmement strictes, comme dans n'importe quelle bande d'ados dans une cité "sensible". Cette "bande" avait décrété que pour avoir le droit de jouer avec d'autres dans la cour, il fallait faire ses preuves, une véritable "initiation" : il fallait prouver qu'on est capable de frapper des camarades plus petits.
Dès que la petite a pu se livrer à cette activité, et qu'elle a réussi, à plusieurs reprises, à taper sur des enfants des autres classes, elle a eu le droit d'entrer dans la bande et de jouer avec les autres.

Bon ! C'est terrible, d'accord ! Mais le Ministre a présenté des propositions énergiques pour éviter de telles situations...
Pas sûr du tout qu'elles soient de nature à nous rassurer !
Créer une police spéciale pour les établissements scolaires et demander aux enseignants de fouiller les cartables des élèves pour y rechercher des armes — dès l'école maternelle, cela est évident, au vu de l'anecdote précédente ! — , outre que c'est donner à ces derniers l'idée d'en mettre (en France, il est démontré que leur présence dans les cartables des élèves est très rare), on voit mal en quoi cela pourrait rendre aux enfants la sérénité nécessaire à leurs apprentissages.
On peut raisonnablement prévoir au contraire des conséquences catastrophiques pour l'avenir de l'école et de l'éducation des jeunes : transformer les enseignants en policiers fouilleurs et délateurs, c'est avant tout détruire la relation enseignant/élève, en faussant sa signification et en créant un climat de guerre qui n'a plus rien à voir avec le fait d'apprendre. Installer un rapport de forces, c'est donner du grain à moudre à la violence, et c'est multiplier les occasions d'incivilités : pas évident d'avoir le respect convenu pour celui qui vient de fourrer son nez dans ce qui ne le regarde pas, et qui ne concerne que moi... Demandez donc à ceux qui ont eu droit à une perquisition chez eux...

Ne comprendront-ils jamais, ces gens-là, qu'on ne réussit rien par la force, et que la contrainte, les menaces et les punitions n'ont d'autre résultat que de développer la roublardise des moyens de leur échapper ? Jamais les menaces, si graves soient-elles, n'ont eu de pouvoir de dissuasion. Jamais une humiliation n'a pu mâter qui que ce soit ; elle n'engendre au contraire que rancune, désir de vengeance, et surenchère de violences.
Des preuves sont nécessaires ? L'Histoire, la grande, tout comme celle de chaque famille, fourmille d'exemples qui le prouvent amplement. Que font-ils donc de leur culture, tous ces gens diplômés ?

Et si l'on ajoute, à tout cela, les événements de Floirac, ces deux gamins arrêtés au sortir de l'école et interrogés durant des heures pour un vol qui n'avait jamais eu lieu, on s'aperçoit que le comportement adulte, notamment en haut lieu, est loin d'être un modèle. Le délégué de la Préfecture, en justifiant ce comportement policier par le fait que l'on voit aujourd'hui des enfants traîner dans les rues à 11 heures du soir, a révélé ainsi, outre une absence inquiétante de cohérence avec la question (quel rapport ? je vous le demande !), une conception généralisante, très proche d'un comportement raciste, puisqu'il fait payer à deux enfants les torts éventuellement commis par d'autres du même âge, sans relation avec les premiers... Pour ce monsieur, il suffit d'être un enfant pour recevoir les punitions méritées par les autres... Jolie mentalité.
Et le pire, c'est qu'apparemment, ces propos n'ont choqué personne.
Tous ces petits faits révèlent en fait la gravité souterraine d'une évolution des mentalités qui met en grand danger la notion d'état de droit, et les valeurs républicaines les plus sacrées.

Que faire, alors ?

La situation est très grave. Et ce ne sont pas les propos de la circulaire de rentrée qui apportent la réponse attendue : il se n'agit pas de "ne pas tolérer les actes de violence" (et quand il y en a, on fait quoi ?) ; il s'agit de faire en sorte qu'il n'y en ait pas.
C'est pourquoi je pense qu'il est urgent de tout mettre en œuvre pour convaincre collègues et décideurs de la nécessité de faire que, de la Maternelle à l'Université, l'école devienne enfin un lieu de démocratie, de travail et de "bon vivre".
Les convaincre en démontrant que c'est faisable pour un coût très minime, à condition de s'y mettre tous ensemble.
1- Un lieu de démocratie.
Elle peut en devenir un, à plusieurs conditions :
* qu'elle soit un lieu de respect mutuel des personnes. Et il est bon de rappeler que c'est toujours aux adultes à commencer et à donner l'exemple.
Cela ne signifie pas seulement dire bonjour ou merci, mais cela signifie avoir un regard bienveillant et amusé sur les trouvailles, même erronées des élèves, et profiter de toutes les occasions pour apporter des connaissances à propos de ce qui se passe. Encore une fois la morale ne s'enseigne pas avec des leçons, mais avec des exemples vécus, analysés directement mais aussi, — et notamment pour des plus petits, mais pas seulement pour eux — par du théâtre et des jeux dramatiques. Par l'écriture aussi.
Cela signifie aussi ne jamais juger les élèves, mais analyser avec eux ce qu'ils sont capables de faire, et pourquoi, ils le font comme ça.
* que les élèves aient droit de parole dans l'organisation du travail : que le règlement de l'établissement ait fait l'objet d'une étude de toute la classe, vers des propositions d'amendements justifiés et de réactualisations nécessaires ; que les évaluations dirigées par l'enseignant, soient toujours suivies de régulations collectives, animées par un élève, dont l'objectif est d'analyser les résultats, et surtout de prendre des décisions sur la manière de travailler dans les semaines suivantes. Que ces évaluations ne soient jamais utilisées comme des sanctions. La notion de "sanctions" devant, du reste, être définie collectivement en début d'année, lors de la première régulation.
* que le terme de "fautes" ne soit jamais utilisé pour des erreurs ou des ignorances dans les apprentissages prévus : si les élèves sont à l'école, c'est qu'ils ne savent pas ce qu'ils doivent savoir. Sinon, ils n'y seraient pas !! L'ignorance et l'erreur sont donc normales et n'ont JAMAIS à être sanctionnées. Elles ont, en revanche, à être rectifiées : c'est le rôle des enseignants et des pairs.
* Enfin que l'objectif soit la réussite de tous (et non la gloire de quelques-uns), et que disparaisse tout esprit de compétition. La réussite ne peut être que le résultat d'une solidarité, qui a, en plus l'avantage d'enrichir tout le monde.

2- Un lieu de travail.
C'est en classe que les élèves ont à travailler, pas à la maison où ce n'est ni le lieu, ni le moment de le faire. En classe, les élèves n'ont pas à écouter un discours de l'enseignant, ils ont à travailler en équipes, à chercher à résoudre des problèmes qui leur permettent de transformer leurs savoirs antérieurs. Et comme c'est ce travail de recherche et les questions qu'il a pu leur poser, que l'enseignant va reprendre dans sa mise au point finale, la motivation de l'écoute devient dès lors évidente... C'est aussi en classe que l'on apprend à apprendre ses leçons : les enfants doivent pouvoir rentrer chez eux le soir en les sachant déjà.
A la maison, on ne doit avoir qu'à les réviser, à peaufiner les connaissances acquises dans la journée et à lire... Lire, est le travail essentiel à faire à la maison, parce que c'est le seul qu'on ne puisse pas faire en classe : la lecture est chose personnelle et volontiers solitaire.

3- Un lieu de "bon vivre".
Certes, on n'apprend pas en jouant, mais il faut jouer pour apprendre : jouer et s'amuser ensemble. L'école est un lieu où l'on ne rit pas assez et mal : le plus souvent , c'est un rire "contre", un rire défendu et souvent sanctionné.
Il serait temps de sortir de cette conviction héritée des principes de morale religieuse, selon lesquels l'effort doit être douloureux pour être valable !
Rien n'est en réalité plus agréable que de fournir des efforts pour un projet qui vous tient à cœur, et dont on attend des résultats de plaisir... Nombreux sont les témoignages d'enseignants sur des petits bouchons du primaire refusant d'aller en récréation avant d'avoir terminé le projet sur lequel ils travaillent. Et personnellement, j'ai vu des enfants de CM s'entraîner avec passion à trouver de plus en plus vite les mots dans le dictionnaire : s'ils adhèrent à un projet, même d'apprentissage, les enfants sont capables d'une incroyable motivation.
Un lieu de "bon vivre", c'est non seulement le résultat des deux premières conditions, mais c'est aussi un lieu où l'enseignant sait bâtir des situations d'apprentissage et des activités d'entraînement amusantes, originales, et par-dessus tout, culturelles, en travaillant sur du beau, du riche, de l'inattendu, et du valorisant.
Au lieu d'apprendre bêtement des règles (d'ailleurs fausses ou incomplètes en général) d'orthographe, pourquoi ne pas travailler sur des jeux de mots orthographiques, et, au lieu d'humilier les élèves "dysorthographiques" (terme digne du docteur Diafoirus !) sur leurs erreurs, aller plutôt chercher les erreurs comiques des adultes, comme cet aveu trouvé dans une déclaration d'accident : " La dame était pleins fards, c'est pour ça que j'ai été ébloui et que j'ai perdu le contrôle de ma voiture"...
Rien n'est plus facile aux collègues que de travailler l'orthographe ainsi : la presse et la publicité regorgent de trouvailles de ce type, qui ravissent les élèves dès qu'on attire leur attention dessus !!
Du "bon vivre", cela veut dire aussi savoir rire ensemble des bêtises qui ont échappé aux élèves — ou au maître —, sans jamais humilier, mais en sachant que tout le monde peut être capable d'en commettre...
Cela veut dire encore avoir une politique d'écritures de plaisir, où l'on joue avec les mots, les sonorités, les textes de toutes les disciplines, littéraires ou scolaires, que l'on s'amuse à réécrire en les détournant,... Où l'on s'invente des règles de jeux pour voir ce que ça donne, et analyser ensemble leurs effets... Une classe où l'on chante, où l'on dit des poèmes, émouvants ou déjantés, une classe où l'on dessine aussi pour rire et faire rire...
Cela veut donc dire (bon sang ! mais c'est bien sûr !) une classe où l'on est convaincu que le rire et la joie de vivre sont les choses les plus sérieuses du monde, et celles qui favorisent le plus les apprentissages de tous...

Et ça, je vous l'assure, ça ne coûte vraiment pas cher...
Et, ce qui coûte encore moins cher, il faut d'urgence aller lire l'article d'Eric Debarbieux, sur le site des Cahiers Pédagogiques : http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=4517