D'aucuns vont sans doute trouver ici quelque exagération : Une méthode syllabique pour enseigner la lecture, si c'est avec un bon enseignant, ça ne peut pas faire beaucoup de mal... C'est ce que beaucoup pensent. Un bon ouvrier peut toujours faire du bon travail avec n'importe quel outil....
Eh bien non. C'est faux. Il n'est, pour en être convaincu, que d'interroger n'importe quel artisan sur cette question : c'est toujours le contraire qu'il répondra.
D'autres, parmi ceux que l'obligation d'une méthode syllabique exaspère, s'appuyant sur les statistiques officielles selon lesquelles aucune différence significative dans les résultats ne peut être mise en relation avec la méthode utilisée, pensent qu'il est inutile de chinoiser là-dessus, et qu'on est libre de faire comme on veut.
A ceux-là, outre que ce n'est jamais "comme on veut", qu'on doit travailler en classe, mais selon des démarches conformes aux besoins des enfants, il semble nécessaire de rappeler que ces comparaisons statistiques reposent toutes sur des données hautement discutables dans la mesure où n'est jamais précisé ce qui est comparé ni en quoi c'est comparable, les critères choisis restant toujours plus que flous.
La raison en est que l'essentiel est ailleurs.

Quand on observe les méthodes couramment utilisées dans les CP, on observe que syllabiques ou non, elles ont en commun de :
1- dire que les lettres correspondent à un son, et leur assemblage, aux syllabes que l'on entend quand on prononce les mots ;
2- confondre lecture et lecture à haute voix, en faisant oraliser ce que les enfants ont à lire, ce qui laisse supposer que lire, c'est retrouver dans l'écrit ce qui se dit quand on parle.

On comprend ainsi que ces pratiques reposent sur une conception très étroite de la relation oral/écrit, celui-ci n'étant selon eux que la transposition de celui-là. Dès lors, comme les enfants ne connaissent que l'oral en arrivant à l'école, il leur faut "passer de l'oral à l'écrit", selon la formule de Laurence Lentin, et ceci en partant des éléments, lettres et sons, qu'il s'agit d'apprendre à associer convenablement.
C'est un des présupposés théoriques de ces pratiques.

Or, il y a pourtant déjà 75 ans, un grand monsieur, Lev Vygotski, publiait un ouvrage, intitulé Pensée et Langage, aux éditions La Dispute, qui remettait en question ce présupposé, pourtant évident à tous depuis toujours.
Grâce à un site remarquable, — dont je conseille fort l'exploration à tous mes collègues,
http://skhole.fr/
qui a l'excellente idée de proposer des extraits de textes essentiels, anciens, (Vygotski, Jack Goody, David R. Olso, etc.) qu'on ne trouve pas toujours en dehors des bibliothèques spécialisées, on fait de passionnantes redécouvertes. Notamment, ce petit passage :

La recherche montre que dans les traits essentiels de son développement le langage écrit ne reproduit nullement l'histoire du langage oral, que la ressemblance entre les deux processus porte plus sur l'apparence extérieure que sur le fond. Le langage écrit n'est pas non plus la simple traduction du langage oral en signes graphiques et sa maîtrise n'est pas la simple assimilation de la technique de l'écriture. (Lev Vygotsky)

C'est là une conception tout à fait autre, et qui peut conduire à des pratiques également autres.
Si l'on admet, en effet, que la lecture et l'écriture ne sont point transcription de l'oral, mais bel et bien des fonctionnements de la langue, correspondant à des situations de communication totalement différentes, tout en gardant des points communs évidents qui viennent de ce qu'il s'agit de la même langue, mais avec des spécificités qui les rendent beaucoup moins dépendantes l'une de l'autre, il est clair que l'entrée dans l'écrit ne peut plus être la relation lettres/sons.

Or, si l'on met en relation ce que sont l'oral et l'écrit dans notre vie d'une part, comment les petits les appréhendent l'un et l'autre d'autre part, avec ces propos de 1934, on découvre de remarquables convergences.
1- La première convergence réside dans les travaux sur les représentations que les petits ont de l'écrit : pour eux, la relation avec l'oral est loin d'être évidente. Si l'on observe les enfants de maternelle, on se rend compte que leur difficulté n'est pas du tout celle que l'on croit depuis toujours. Ceux d'aujourd'hui vivent dès leur naissance dans un monde où l'écrit est omni-présent, et la chose écrite est bien connue. Contrairement à ce qui se passait dans les années 20 ou 30, ils n'ont plus du tout aujourd'hui à la découvrir
Ce qui est moins évident pour beaucoup d'entre eux, c'est que l'écrit puisse être une langue avec laquelle on peut communiquer. Pour ceux qui vivent dans des milieux où l'écrit n'est ni présent, ni utilisé, la chose écrite n'est qu'un élément de l'environnement parmi d'autres. Selon une formule frappante d'Emilia Ferreiro, les enfants voient les affiches pousser sur les murs comme les feuilles pousser sur les arbres, sans avoir le moins du monde, pour certains, l'idée de leurs différences de nature et de fonctions.
C'est dire qu'ils n'ont pas à "passer de l'oral à l'écrit" et ce n'est pas en élevant leur oral qu'on les aidera à entrer dans l'écrit, selon la métaphore très "éclusienne" de Laurence Lentin.
Leur vrai problème, c'est de découvrir qu'il s'agit d'une langue comme l'oral, ou plutôt un fonctionnement de cette langue, à la fois très différent de l'oral sur certains points, et semblable sur d'autres, fonctionnements différents qu'ils auront à situer petit à petit l'un par rapport à l'autre. C'est ce qu'on appelle "découvrir la fonction langagière de l'écrit", qui est un des objectifs des petite et moyenne section de l'école maternelle.

La démarche pédagogique qui s'impose dès lors, c'est évidemment de partir, non du langage oral, — et surtout pas des phonèmes, (même baptisés "sons", ce qui est à la fois faux et extrêmement dangereux, pour des raisons évoquées plus loin) mais des écrits qu'ils connaissent, ceux qui sont dans leur environnement, pour les aider à comprendre que ces écrits communiquent des informations, comme l'oral, qu'ils ont toujours été écrits par quelqu'un pour dire quelque chose à quelqu'un d'autre... (d'où l'importance de ne leur proposer que des écrits ayant cette caractéristique, totalement absente des écrits figurant dans les manuels !).
Ceci afin de les aider à comprendre pourquoi les situations différentes de communication entraînent un fonctionnement langagier différent : un autre découpage du discours là où l'oral propose un continuum de syllabes, l'écrit propose des "paquets de lettres séparés par un espace", qu'on appelle des "mots" (chose inconnue sous cette forme à l'oral), sans qu'on puisse y repérer la moindre syllabe.
Ainsi, les enfants vont-ils pouvoir découvrir que, dans les mots écrits, les lettres les plus importantes sont pour les yeux, qu'elles ne correspondent pas à des sons, mais qu'elles apportent des informations importantes pour comprendre. C'est le rôle de l'orthographe, qui est une énorme aide pour comprendre sans difficulté ce qui est écrit.
Il n'est pas inintéressant que le premier contact avec l'orthographe française soit celui d'une aide à la compréhension, et non cette chose compliquée et absurde qu'on évite avec soin de présenter aux enfants, pour ensuite les sanctionner de ne pas la maîtriser dans les dictées !...

Quand on aura compris que c'est par la manière de présenter les choses, en apprentissage comme en cuisine, que l'on peut ouvrir l'appétit, on aura fait un grand pas pour l'école...

2- Autre type de confirmation des propos de Vygotski : dès que l'on compare le même contenu de message, tel qu'il apparaît dans une conversation familière, dans une conférence, dans un article de presse et dans une lettre personnelle, on observe que peu d'éléments sont communs : ni les mots, ni l'ordre des informations, ni l'organisation du discours, ni la structure syntaxique des phrases, ni les formes verbales, ne sont les mêmes dans chacun des textes produits.
L'écrit et l'oral sont bien deux fonctionnements de la langue, différents et largement indépendants l'un de l'autre...

3- Enfin, quand on regarde l'histoire de l'écriture en français et de la construction de l'orthographe française, la pertinence des propos de Vygotski devient évidente. Jamais personne n'écrit ce qu'il entend, quand il écrit : on écrit ce qu'on comprend.
Quand on prend des notes durant une conférence, ce ne sont pas des "sons" que l'on note, c'est bien des idées, des explications, des arguments, bref, du sens... Au point que l'on peut très bien noter d'autres mots que ceux qui ont été prononcés par le conférencier : l'essentiel, c'est l'idée !!
Donc savoir lire l'écrit, c'est savoir trouver dans les lettres et les signes qui composent le texte à lire, les idées, le sens dont on a besoin, et non le son des mots qui donnent ce sens
C'est si vrai que, même là où les sons font partie de ce qu'il y a à comprendre, dans la poésie, par exemple, ou dans les jeux de mots, il faut souvent les chercher car ils ne s'imposent généralement pas directement.

Cela ne veut pas dire qu'on ne travaillera pas sur le principe alphabétique et sur la relation lettres/phonèmes (et non "sons" : un phonème ne s'entend pas, il se reconnaît sous des formes sonores souvent différentes ; c'est une donnée abstraite). Mais ce travail ne devrait apparaître que dans un second temps, quand la fonction langagière de l'écrit sera bien intégrée, et que le comportement de lecteur sera en place, c'est-à-dire quand les enfants auront pris l'habitude d'explorer un texte en entier, qu'ils sauront formuler des hypothèses sur ce qu'il a l'air d'être et de dire, AVANT de passer à une lecture linéaire fine destinée à valider ou à infirmer les hypothèses premières.
La construction de la combinatoire (la relation lettres/phonèmes) n'a, en effet, d'autre utilité que de permettre la vérification des hypothèses formulées, et l'on sait que la capacité à vérifier soi-même ses hypothèses de sens, ce qu'on appelle l'autonomie de lecture, constitue le premier niveau du savoir lire, et donc définit l'objectif-lecture du cycle 2 — deux autres niveaux étant à atteindre :
* au cycle 3, avec la maîtrise de la variation des conduites de lecture et celle de la quantité à lire,
* au collège, avec la construction de la lecture littéraire, la lecture de l'écriture des textes.
La construction de la combinatoire doit donc arriver un peu plus tard dans l'itinéraire d'apprentissage : son caractère très abstrait l'excluant absolument des débuts du CP.

En fait, on le voit, l'apprentissage de la lecture, c'est une affaire de présupposés théoriques, et pas du tout une question de méthodes !

Alors changeons de présupposés théoriques. Ou plutôt, commençons à prendre l'habitude de les rechercher dans les pratiques qu'on nous propose, au lieu d'obéir bêtement, comme des veaux, aux ukases gouvernementaux. Cessons donc de voir dans l'écrit la reproduction de l'oral.
De façon générale, n'acceptons jamais des pratiques dont les présupposés sont erronés, contradictoires avec les réalités observées, même si l'on nous donne l'ordre de les appliquer.
Outre que le fait de donner un tel ordre est anti-constitutionnel et contraire aux lois de la démocratie, lui obéir est dangereux pour les enfants, il est donc à oublier.
Les enfants, c'est pour eux qu'on travaille... N'est-ce pas ?