Les mots peuvent faire du mal.
Dans le vocabulaire de l'Ecole, celui de "niveau" en a fait et continue d'en faire tous les jours.
Mais qu'il puisse servir d'argument majeur à des représentants de l'élite intellectuelle française est simplement désolant. Il prouve que ces élites, ou bien ne connaissent pas le sens des mots, ou bien considèrent les élèves, y compris les "meilleurs", comme de simples pots à remplir, sensibles à la moindre pollution de décadence...

Qui dit "niveau", dit implicitement "remplissage".
Jamais, l'utilisation de ce terme ne peut être innocente, si banalisé que soit son emploi. Les présupposés théoriques qu'il recouvre font, à l'insu souvent de son utilisateur, un travail sournois de sape de tout bon sens. Même parfaitement convaincu que l'enfant n'est pas un récipient à remplir (à plus forte raison, quand on continue à le penser...), parler de son "niveau", c'est poser, de lui, une telle image.
S'ensuivent alors les conséquences pédagogiques des programmes 2008, avec le principe de l'enseignement frontal déversant des connaissances toutes faites, à saisir au vol, sans états d'âme pour les maillons faibles qui n'ont pas été fichus de les attraper.

Mais il y a plus grave. Qui dit "niveau" dit "mesure".
En banalisant l'emploi de ce mot, on laisse supposer qu'on a mesuré, et qu'on sait ce qu'on a mesuré. L'un et l'autre sont faux.
On n'a évidemment pas pu mesurer, car il manque tout ce qu'implique une mesure. Impossible de savoir exactement ce qui est ici mesuré : pour ce qui est des Grandes Ecoles, j'attends que l'on précise le niveau de quoi. Je pense que je vais attendre longtemps.
Mais même quand on parle de niveau en lecture ou en maths, personne, jamais, dans ce type de propos ne précise ce qui est compris sous ce terme.
Et si on ne le précise pas, c'est que c'est impossible à préciser. Alors qu'il est assez facile de mesurer la hauteur de la neige sur la table de la terrasse, la hauteur du savoir lire, comme de tout autre savoir, est infiniment plus complexe à repérer. Les compétences qu'il recouvre sont nombreuses et diverses. On peut maîtriser les unes et pas les autres.
On le sait pourtant, et depuis très longtemps, les savoirs des élèves ne se situent nullement sur une échelle linéaire, en termes de plus ou de moins, mais dans la diversité des échelles possibles. Les enfants d'une classe ne savent pas "plus" ou "moins" que leurs voisins, ils savent des choses différentes.
C'est ce que fait oublier le terme de "niveau".

Si maintenant, l'on s'efforce de mesurer, de façon plus précise, les compétences qui constituent une maîtrise donnée (seuls éléments mesurables en matière de pédagogie), on n'a généralement pas les outils qui le permettraient. Ceux qui existent étant bâtis sur une conception floue de la maîtrise considérée, les résultats qu'ils proposent n'ont guère de fiabilité. On tourne en rond.
C'est aussi pourquoi, il n'y a vraiment pas lieu de prendre en compte les prétendues évaluations comparatives d'un pays à l'autre : qu'il s'agisse d'orthographe ou de lecture, on ne sait jamais ce qui est mesuré ni par quel instrument il l'a été.
Donc les affirmations dont on nous inonde sont à prendre avec d'énormes réserves.

Mais surtout, la notion de "niveau" de connaissances présuppose que celles-ci sont choses objectives et qu'il serait possible de les isoler du reste de l'individu. Je crois profondément qu'il n'en est rien.
Apprendre, ce n'est pas "mettre des savoirs nouveaux en soi", comme on fait des réserves en cas de grand froid. La métaphore qui s'impose ici, c'est celle de la nourriture. Apprendre, c'est nourrir son développement total, et comme toute nourriture, c'est fait pour être digéré, donc transformé, ajouté à soi sous une autre forme que celle qui est entrée.
Et de même que l'on mesure la qualité de la nourriture absorbée par la qualité de vie qu'elle permet, la santé et l'énergie qu'elle apporte et entretient, on ne peut mesurer la qualité des apprentissages que par les utilisations que les apprentis en ont fait. Seule la manière de réinvestir est de nature à informer sur ce qui a été appris.
Tant que l'on s'obstinera à vouloir mesurer les savoirs acquis en tant que tels, et non leurs réinvestissements en situation de responsabilité ; tant qu'on inventera des questions de contrôles artificiels et des teste pseudo-scientifiquement bâtis, au lieu d'observer avec rigueur les prises de responsabilité que ces savoirs permettent dans des situations réelles de vie, on sera à côté de la plaque et le niveau continuera de cacher la mer.
Ajouterais-je que, même si les boursiers sont "moins bons" que les Prix de Concours Général qui hantent les locaux de Normale Sup ou de Polytechnique, ceux-là ne peuvent que faire du bien à ceux-ci... qui ont à coup sûr bien besoin, d'un peu d'air frais pour balayer leurs certitudes et les sortir de leur confort de classe...