Ces propos illustrent parfaitement les erreurs de la théorie actuelle d'enseignement de la lecture. Ils sont ainsi une excellente occasion de pointer quelques "petits" dérapages de raisonnement, dont la logique apparente fait oublier de redoutables conséquences à moyen et long terme, directement responsables d'échecs futurs.

Jouer à la maîtresse
Excellente chose que de jouer avec ses enfants. C'est un des grands devoirs des parents.
Mais certainement pas de "jouer à la maîtresse", pour enseigner les lettres de l'alphabet.
S'il est certain que l'école devrait utiliser le jeu beaucoup plus qu'elle ne le fait dans son enseignement, elle n'est pas pour autant un jeu. Elle est un lieu et un moyen d'apprendre. C'est ce rôle-là qu'il faut éclairer sans cesse aux yeux des enfants : on va à l'école pour apprendre, non parce qu'on est obligé d'y aller, non pour faire plaisir à qui que ce soit, non pour avoir des bonnes notes, mais pour grandir, pour savoir plein de choses et devenir libre grâce à ces savoirs. C'est le savoir qui rend libre.
Remarquons, au passage, que c'est aussi cela qui fait de l'école le premier indice de démocratie. Toute décision visant à limiter la diffusion du savoir, le plus haut, chez tous les enfants est toujours une atteinte aux valeurs de la République.
De plus, aider les enfants à acquérir des savoirs, c'est un métier, qui s'apprend, et c'est à l'école que se trouvent les enseignants qui savent comment on fait pour y parvenir — bien sûr à condition qu'on le leur ait appris, mais ceci est une autre histoire.

Alors, à la maison, on n'apprend pas ?
SI, bien sûr, mais pas comme à l'école.
D'abord, les enfants détestent que leurs parents fassent la classe à la maison, y compris quand ils sont enseignants. En fait, on ne le redira jamais assez, la relation parents/ enfants n'a pas à être scolaire, ni même "pédagogique". Une telle relation, pour être efficace, doit satisfaire trois conditions, bien spécifiques, — mais trop rarement remplies :
* Elle doit être affectueuse et confiante : les enfants ont besoin que leurs parents les aiment, leur fassent confiance (la méfiance crée le mensonge et l'entretient), leur disent confiance et amour, et leur prouvent.
* Elle doit être ludique : parents et enfants doivent jouer souvent ensemble. Le jeu à la maison est l'occasion de mettre en œuvre ce qui a été appris à l'école, mais aussi un lieu où l'on apprend à relativiser victoire et échec : ni l'un ni l'autre ne méritent les débordements si souvent observés chez les tristes adultes que nous sommes.
* Elle doit être culturelle : la voilà la dimension pseudo-pédagogique de la relation parents/enfants. A la maison, on n'a pas à apprendre, on a à se servir de ce qu'on apprend à l'école et à le nourrir de culture. Cela ne signifie pas seulement aller au théâtre, dans les bibliothèques et les musées (même si c'est très important), cela désigne un certain type de regard sur la vie quotidienne, une habitude de parler de ce qui se passe et de ce qu'on en comprend, qu'il s'agisse de la radio, de la télé, ou des événements auxquels on assiste. Habitude d'échanger ses pensées, ses croyances, ses soucis, non pour les imposer mais pour les partager.

Lui apprendre les lettres et lui expliquer qu'en les mélangeant, ça fait des mots.
Pourquoi cette présentation des choses, apparemment intelligente et adaptée à un petit, est-elle une double erreur ?

1- Elle occulte complètement la fonction essentielle de l'écrit, qui est d'être d'abord un moyen de communication, par lequel on transmet à des personnes absentes des messages. Les lettre ne "font" pas des mots, elles permettent de comprendre des choses à savoir. En plus, elles ne sont pas "mélangées", elles sont dans un ordre donné, essentiel à repérer, car c'est cet ordre qui permet de comprendre ce qui est écrit : un aigle n'est pas forcément agile et un lion n'est pas toujours loin (malheureusement, parfois !).

2- La réaction de la petite — parfaitement normale — est une preuve de plus que la notion de lettres est infiniment trop abstraite pour une enfant de 4 ans (même de 6 ans, du reste) : une lettre n'a strictement aucun sens pour elle.
Les méthodes de lecture répondent à cela qu'il suffit de lui en donner un : c'est ce que font les certaines méthodes qui assimilent les lettres à des objets, voire à des personnages, faciles à reconnaître, ce qui en plus amuse beaucoup les enfants, comme me le répètent à satiété les collègues qui les utilisent.
Loin de résoudre la difficulté, cette proposition, aussi ancienne que les méthodes de lecture, est littéralement catastrophique pour les petits. C'est une loi fondamentale de la pédagogie, que si l'on fausse une situation pour en supprimer une difficulté, on en crée d'autres beaucoup plus difficiles à surmonter plus tard. Ce n'est pas en supprimant les microbes que l'on protège la santé, c'est en renforçant les moyens de les combattre.
En assimilant les signes de l'écrit à des objets, on empêche les enfants de découvrir et de comprendre ce qui précisément les différencie des objets et des êtres de leur environnement : le fait qu'ils soient orientés dans l'espace, et qu'ils soient dépendants de l'ordre dans lequel ils apparaissent.
Quand telle méthode de lecture assimile la lettre "p" à une pipe, sous prétexte que sa forme lui ressemble un peu, ou telle autre assimile la lettre "u" à une demoiselle, elle empêche l'enfant de découvrir que, si une pipe posée à l'envers est toujours une pipe, ou si mademoiselle "U", quand elle fait les pieds au mur est toujours mademoiselle "U", la lettre "u", au contraire, devient à l'envers une autre lettre, comme le "p" qui non seulement change de statut quand sa "tête" passe de haut en bas, mais se pare de statuts encore différents selon qu'elle est à droite ou à gauche...
Et l'ayant empêché de faire ces découvertes qui sont loin d'aller de soi, on a tout loisir ensuite de le qualifier de "dyslexique" et de le soigner pour cela... Alors qu'il eût été tellement plus facile d'éviter de lui faire courir ce risque.
Donc, si la petite a oublié ce que sa maman lui a dit 30 secondes plus tôt, c'est que, fort intelligemment, elle économise sa mémoire, pour ne retenir que ce qui a du sens pour elle. Selon la forte formule de Laurent Carle, elle se trouve en état de surcharge cognitive devant une information non pertinente, « extraterrestre ». Les fusibles de protection, heureusement, coupent le courant. Ce faisant, elle agit comme chacun de nous quel que soit son âge : la nature humaine est bien faite !

Alors comment faire à la maison comme à l'école avec des petits d'école maternelle ?
Pas tout à fait la même chose, mais dans le même esprit : les objectifs sont évidemment les mêmes ; seuls les moyens diffèrent. Laurent Carle rappelle ici une donnée essentielle (1) : le début de l'apprentissage, c'est là où se décide le style de rapport que la future écolière établira prochainement avec l’écrit. Les premiers contacts déterminent si, plus tard, elle aimera ou détestera lire.
Or, il faut savoir que l'on n'apprend pas ce qu'on ne comprend pas. Longtemps, on a cru le contraire, et qu'il fallait avoir appris pour comprendre. Les choses sont plus compliquées que cela.
Il va de soi que je dois avoir appris comment un outil est conçu pour comprendre comment il fonctionne. Mais je ne peux apprendre comment il est conçu que si j'ai compris à quoi il sert.
Or, savoir lire, c'est loin d'être un savoir de plus : c'est une autre manière de vivre. Et c'est une manière dont un analphabète n'a strictement aucune idée, et dont il ne peut voir l'intérêt tant qu'il n'y est pas entré. C'est pourquoi, l'apprentissage de la lecture ne peut "prendre" que si son rôle dans la vie est compris.
Ce n'est donc surtout pas par les lettres qu'il faut en commencer l'apprentissage.
Une formule, féroce, de Laurent Carle le dit superbement : L’enseignement de la lecture à l’unité est une énorme tromperie, un abus didactique sur mineur. Comme la bicyclette, la lecture est une activité sociale, une pratique « de terrain », un mode d’échange, un média, un savoir-faire, non une connaissance scolaire abstraite
C'est donc par une familiarisation avec la lecture, cette autre manière de vivre et de communiquer, qu'il faut commencer. C'est par le courrier, les livres, les affiches, les écrits de la rue et de la vie quotidienne, et par les significations que véhiculent ces objets, qu'il faut faire entrer les enfants dans ce monde différent qu'est celui de l'écrit.
Et là, je donne encore la parole à Laurent, qui propose une savoureuse métaphore pour comprendre ce que nos gouvernants se refusent à reconnaître :

Supposons que, à ce jour, pour des raisons qui tiennent à votre histoire et à votre parcours personnels, vous n’ayez jamais vu personne rouler sur une bicyclette, ni même vu, de près ou de loin, une vraie bicyclette, sauf en illustration sur du papier. Un parent proche ou un ami, sincère et dévoué, s’attellerait à la tâche de combler cette lacune et entreprendrait de vous apprendre la bicyclette. Il vous présenterait au fur et à mesure, à l’occasion et peu à la fois, par précaution, le guidon, la selle, un rayon, un maillon de chaine, une dent de pignon, un câble, une valve, une chambre à air, bref, la liste complète des pièces, vous expliquant, pour chacune, sa nature et sa fonction mécanique. Il vous les nommerait et vous demanderait de les répéter sur le champ, plusieurs fois, vérifierait, ensuite, que vous les avez bien gardées en mémoire, quelques minutes plus tard. C’est d’ailleurs ainsi qu’on procède dans les leçons de lecture « méthodiques », jour après jour, unité après unité, parce que la théorie pédagogique dominante postule que lorsque toutes les unités élémentaires du catalogue des sons et toutes les règles de correspondance auront été acquises, mémorisées, une à une, il ne restera plus à l’élève qu’à faire la synthèse de ces éléments séparés. Enfantin, mon cher Watson ! mais peu pertinent, incongru et franchement antipédagogique ! Est pédagogique, ce qui a du sens, une réalité fonctionnelle, ce qui apprend à faire en faisant, ce qui est en harmonie avec l’intérêt et les intérêts de l’enfant, ici et maintenant. Voici ce que disait le philosophe Alain, en 1930 :

« Quand je suis dans l’autobus, je m’amuse, comme chacun fait, à lire les réclames collées sur le verre et qui se montrent à l’envers ; je suis alors semblable à un illettré ; car je reconnais aisément chaque lettre, mais l’ensemble du mot m’est tout à fait étranger. J’épelle, mais je n’ai jamais cette perception instantanée qui me permet de reconnaître un mot comme on reconnaît un visage. Et si j’avais coutume d’examiner un visage par parties, le menton, le nez, les yeux, jamais je ne reconnaîtrais un visage. Au reste, si la règle de nos pensées était d’aller du détail à l’ensemble, nous ne penserions jamais rien, car tout détail se divise, et cela sans fin. L’esprit d’ensemble, c’est l’esprit. Ainsi, il se peut bien qu’épeler soit un très mauvais départ… »

La pièce détachée de la bicyclette, de son contexte, hors de son emploi, abstraite, bien que tangible, peut-elle avoir du sens, vous dire quelque chose, vous parler ? Si, bien que cela ne vous apporte aucune satisfaction, par un immense effort de mémorisation, heureuse de faire plaisir à votre instructeur, vous parveniez, à peu près, à retenir la nomenclature, sauriez-vous rouler à bicyclette ?


C'est sur la bicyclette que l'on apprend à faire du vélo, c'est dans l'eau que l'on apprend à nager, c'est dans la lecture, la vraie, que l'on apprend à lire. Il faut lire, sans savoir lire, pour pouvoir apprendre à le faire efficacement.
Tout ceci ne veut pas dire que l'on n'apprendra jamais les lettres, ou qu'on apprendra la lecture de façon "idéovisuelle", comme disent ceux qui n'y connaissent pas grand-chose : il va de soi que l'on va vite les découvrir, en dresser la liste , repérer leurs règles de fonctionnement, et comment la complexité de ces règles, à la fois nombreuses et variées, loin d'être une DIFFICULTÉ, est une source de découvertes passionnantes riches, celle des jeux de l'intelligence.
Contrairement à ce que d'aucuns s'obstinent à faire croire, il n'y a aucun mécanisme de lecture : il faut toujours réfléchir pour comprendre ce qui est écrit et l'on n'a aucune règle à appliquer. La relation entre les lettres et les sons, c'est comme les règles d'un jeu : on joue avec, on ne les applique pas.
Le mot de la fin, je le laisse à Laurent :

Le rôle des parents est simplement de donner le gout de la lecture, entre autres, en montrant comment ils s’y prennent pour lire. C’est aussi ce que devraient faire les enseignants en école maternelle, plutôt que s’occuper à «mettre en place les pré requis». Lire, à haute voix, pour l’enfant, des histoires qui font rêver, dans les albums et livres pour enfants de cet âge, lire pour soi, en silence, pour qu’elle voit, sans entendre, ce que c’est que lire, adulte, des livres, des romans, ainsi que les écrits usuels de la vie quotidienne. Autrement dit, il s’agit d’accompagner l’enfant sur ce chemin, dans la réalité, comme on l’accompagne sur les trottoirs du quartier, pour apprendre la ville, en lui montrant, en faisant, en lui donnant la main, sans le soumettre à des impératifs, qui ne sont pas compréhensibles à son âge.

(1) http://agoradurevest.over-blog.com/pages/Apprendre_a_lireLaurent_Carle-942022.html