Depuis longtemps, ce que je vois et ce qu'on me rapporte de ce qui se passe dans les classes me donne à penser que si les élèves y agissent — beaucoup parfois — ils y vivent très peu de véritables situations d'apprentissage.
Problème évident de formation. Même quand elle existait, celle-ci a bien souvent oublié l'essentiel du métier, et, aujourd'hui, ses faiblesses n'ont guère de chances de pouvoir se requinquer...

A vrai dire, on aurait peut-être tort de s'alarmer : comme vous le savez (ou ne le savez peut-être pas), le concours de recrutement des futurs enseignants comporte à l'oral une épreuve pédagogique. Eh oui !!
Un bémol toutefois : il ne s'agit que d'une fausse leçon à raconter devant un jury — un peu comme la leçon d'agrégation, ce qui n'est peut-être pas la garantie d'excellence qu'on croit — leçon destinée à vérifier les compétences professionnelles des candidats.
(Où auront-ils acquis ces compétences, on ne le sait pas trop...).
Or, on vient de recevoir des exemples de sujets "zéro" de ces épreuves, avec leurs corrigés. Nous voilà sauvés : le modèle est là ; il n'y a plus qu'à le suivre.
C'est ici que les choses se dégradent et que l'impression de soulagement évoquée plus haut s'effrite...
Les consignes pour cette épreuve, ainsi que leurs corrigés, pourtant l'œuvre de prestigieux Inspecteurs Généraux, laissent un peu perplexe. Des questions sans réponses surgissent, des concepts (objectifs, compétences, connaissances etc.), pourtant bien clarifiés depuis longtemps par les spécialistes, apparaissent sous d'étranges formulations, comme si personne n'en avait parlé avant...

Les modèles de leçons proposés par le ministère.
Deux exemples parmi les six proposés :
1- Niveau : CM 1
Connaissances et compétences visées :
- comprendre la notion de circonstance : la différence entre complément d’objet et complément circonstanciel (manipulations) ;
- reconnaître les compléments circonstanciels.
Consigne :
Dans un exposé de 20mn, le candidat préparera une séquence d'enseignement sur les compléments circonstanciels.


2- Niveau CM2.
Connaissances et compétences :
-Comprendre des textes littéraires, rapprocher des œuvres littéraires, à l’oral et à l’écrit.
-Donner aux élèves des références puisées dans le patrimoine et dans la littérature de jeunesse d'hier et d'aujourd'hui et participer à la constitution d'une culture littéraire commune.
-Échanger, débattre à partir d’un corpus de textes.
-Réciter : dire sans erreur et de manière expressive des poèmes et des textes.

Dans un exposé de 20mn, à partir d’une partie du corpus proposé, le candidat préparera une séquence d'enseignement visant à la compréhension de textes littéraires.
Le corpus proposé se compose de dix exemples d'extraits de poèmes allant d'Esope à P. Gamarra, en passant par La Fontaine, et Benjamin Rabier.

Première surprise : pas question d'objectifs.
Pourtant l'objectif d'une leçon, c'est essentiel : impossible de la préparer sérieusement sans avoir précisé ce détail. Il est le référent incontournable de toute évaluation : évaluer, c'est comparer le résultat attendu et le résultat obtenu.
C'est pour cela qu'un objectif ne peut en être un, que s'il est formulé en termes de comportements observables : il faut être au clair sur ce que, après la leçon, les élèves doivent être devenus capables de faire. Ainsi suffira-t-il de comparer pour vérifier.
Or, en lieu et place des objectifs, on trouve les termes "compétences et connaissances" (termes des "nouveaux" programmes, lesquels, au passage, laissent curieusement penser que des compétences ne comportent pas de connaissances !). Mais on peut reconnaître, tout en déplorant le manque de rigueur du vocabulaire, que ces "compétences et connaissances" sont une autre dénomination des objectifs.

Seconde surprise : Même en admettant que ce sont des objectifs, on peut s'étonner que soient visées plusieurs "compétences et connaissances" dans une même leçon. On sait pourtant qu'il n'est jamais prudent de courir plusieurs lièvres à la fois. En toute rigueur, une leçon ne peut avoir qu'un seul objectif d'apprentissage. Si l'on a l'impression qu'il y en a d'autres, c'est qu'ils ne sont pas spécifiques à la leçon. Ils sont en réalité visés par les choix de modèle pédagogique, et sont présents dans les leçons des autres disciplines.
En outre, il ne faut pas confondre ce que les élèves vont apprendre dans la leçon avec ce qu'ils vont mettre en jeu dans le travail proposé : si les élèves ont à débattre et à échanger sur le sujet proposé, cela ne veut pas dire que débattre et échanger fassent partie des objectifs de la leçon. C'est pourquoi, présenter réciter (le vilain mot !) et dire sans erreur des poèmes, comme objectifs d'une leçon qui se propose d'apprendre à comprendre les textes littéraires, c'est commettre une confusion que l'on ne pardonnerait pas à un candidat...
Ajoutons que la compréhension des textes littéraires (surtout au pluriel !) est un objectif qui manque singulièrement d'aspects observables et mesurables... La notion d'objectif ne semble décidément pas maîtrisée ici.

Quant à la séquence d'enseignement sur les compléments circonstanciels, elle ne peut inspirer que du désarroi : comment mener une telle séquence sans savoir ce que les élèves vont faire avec ces compléments, ni quels obstacles ils ont à franchir pour y parvenir ?
Autre constat gênant : les "compétences et connaissances", évoquées ici, révèlent certaines absences chez les auteurs des sujets : s'il faut que les élèves sachent distinguer entre complément d'objet et complément circonstanciel, il serait bon que les auteurs apprennent, eux, à distinguer entre les circonstances, (qui appartiennent aux événements) et les compléments dits circonstanciels par lesquels ils sont racontés (qui appartiennent à la grammaire).
Faire de la grammaire, ce n'est pas du tout analyser un événement ; c'est analyser les mots par lesquels il est traduit.
Enfin, peut-on dire que le fait de reconnaître ces compléments soit une compétence, — ou une connaissance, du reste : connaissance de quoi, et qui va servir à quoi ?

Un normalien, qui m'aurait jadis proposé une fiche de préparation présentée comme ces deux-là, serait reparti illico à ses chères études.

On est loin du "mieux" réclamé dans les rapports suscités : avec de tels modèles, les élèves ne sont pas près de travailler "moins", ils vont surtout travailler "moins mieux" encore !

Quel pourrait être ce "mieux", et comment faire en classe pour que les élèves apprennent ?
Si l'on veut que les élèves, en classe, "étudient" vraiment, au lieu de faire des exercices et de la copie, comme cela se passe trop souvent, c'est-à-dire, travaillent à apprendre ce qu'ils doivent savoir, il y a un certain nombre de conditions à remplir.

* La première, c'est de savoir où l'on va et pour quoi on fait une leçon. D'où l'importance de formuler clairement l'objectif d'apprentissage qui la motive : ce que les enfants vont apprendre, et à quoi l'on verra que la leçon a été efficace.

* La seconde, c'est que l'enseignant sache avec le maximum de précision les obstacles que les élèves auront à franchir, ces obstacles qu'on appelle "épistémologiques", qui s'opposent aux représentations que les enfants ont de ce qu'on leur enseigne, et que les travaux des Chercheurs nous ont appris à connaître.
Rappelons au passage que ces obstacles sont inhérents à l'apprentissage et n'ont rien à voir avec des difficultés qu'auraient certains élèves. Préparer une leçon, c'est chercher comment aider tous les élèves à les surmonter.

* La troisième, c'est évidemment, d'organiser la leçon autour de situations qui soient de nature à leur fournir le maximum de moyens pour cet affrontement. Ces moyens sont d'abord, de les faire travailler en petits groupes solidaires, mais aussi de les accompagner dans la recherche des stratégies efficaces. Les enfants ont à trouver les savoirs, mais les stratégies par lesquelles on les trouve, c'est à l'enseignant de les fournir.

* La quatrième, c'est une évaluation claire, dûment explicitée aux enfants, avec des indicateurs repérables, n'ayant strictement aucune allure de sanction positive ou non. Une évaluation, c'est la mesure des progrès accomplis ; ce n'est ni une récompense ni une punition et cela ne doit entraîner ni l'une ni l'autre de ces conséquences.

* Il faut y ajouter toutes les conditions d'ordre affectif, respect des élèves en tant que personnes, protection de leur confiance en eux, et donc à la fois rigueur dans les analyses et bienveillance dans les contacts...

Rien de tout cela n'est facile. Rien de tout cela n'accompagne automatiquement les savoirs, quelle que soit la hauteur de leur niveau universitaire. Cela requiert une formation, un apprentissage du métier, qui demanderait beaucoup plus d'une année, et beaucoup plus que le fameux compagnonnage prévu.
C'est pourquoi il importe de s'opposer avec force à ce projet de démantèlement de la formation professionnelle, et surtout au compagnonnage, comme situation de formation : certes, des classes où l'on s'efforce de remplir les conditions évoquées ci-dessus existent et pouvoir les observer est sûrement une bonne chose pour les futurs enseignants. Mais outre qu'il est à craindre qu'elles ne soient pas aussi nombreuses que les candidats, la simple observation de ce qui se passe, même dans ces classes-là, ne sera jamais formatrice, sans une théorisation approfondie des pratiques observées, conduite par un formateur-chercheur.

Décidément, l'activisme creux en classe a de beaux jours devant lui.
Nous devons faire en sorte qu'il en soit autrement. Nous devons faire en sorte que l'on cesse de confondre "enseigner" et "apprendre". Ce n'est pas parce que l'enseignant fait beaucoup de cours et fait faire beaucoup d'exercices que les enfants apprennent.
Donc, en classe, le danger ne vient pas du "trop" d'étude. Il vient du "pas assez".
L'urgence, c'est d'aider les collègues à mettre leurs élèves au travail, un véritable travail d'étude, un travail enfin qui leur permette d'apprendre...