Un enseignant compétent ?
Grâce à Philippe Josse, dit Barberousse, — excellent dessinateur humoriste des années 60 — nous avons un exemple de ce que c'est : tout à fait tel que le demandent les textes officiels, plein d’autorité, qui a compris ce que signifie «transmettre le savoir», et qui, en plus, sait très bien faire syllaber... Excellente chose, s'il en est !…

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Il faut reconnaître que notre métier — plus encore celui de professeur de langues étrangères — consiste, en fait, à faire dire « miaou » à des petites souris.
Pourtant, le degré de peur, pour ne pas dire pire, de l’élève qui reçoit ici cet enseignement, semble un peu contradictoire avec ce que des années de travaux sur l’apprentissage nous ont fait savoir : qu’un enfant ne peut apprendre sous la contrainte, et que la peur tue tous les moyens que peuvent avoir les enfants. On sait en réalité qu’enseigner ce n’est ni forcer à apprendre, ni même transmettre du savoir, mais que c’est réunir les conditions pour que les élèves apprennent.
Et donc, les compétences de l’enseignant, qui ne sauraient être celles de ce monsieur, peuvent être ainsi définies : connaître ces conditions et savoir les mettre en œuvre.

LES CONDITIONS QUE L'ENSEIGNANT DOIT CONNAÎTRE.
Comme dit le proverbe : pour enseigner l’anglais à Toto, il faut connaître l’anglais, et il faut connaître Toto. On se doit d’ajouter : connaître aussi les théories sur le fonctionnement de l’apprentissage, et savoir se servir de toutes ces connaissances.

La première de ces connaissances, celle qui porte sur les contenus à enseigner, c’est celle des questions qu’il faut se poser avant de commencer le travail :

* A quoi sert ce que j’ai à enseigner ? Quelle est sa place dans la vie sociale ?
Ce qui revient à se demander : qu’est ce que les enfants devront en faire quand ils seront adultes ?
C’est ce que l’on appelle « les objectifs à long terme », seuls objectifs à avoir en tête, quand on fait la classe. Contrairement à ce qu’une coriace tradition fait croire, en matière de pédagogie, il n’y a pas d’objectifs à court terme. On doit travailler toujours dans la visée du résultat adulte. Il n’est pas mauvais de rappeler à ce propos, qu’un objectif, c’est une direction, rien de plus, que l’on n’atteint jamais vraiment : « Rien n’est jamais acquis à l’homme… » dit le poète qui sait ce qu’il dit.
Il faudrait donc cesser de vouloir vérifier si les objectifs sont atteints, mais se demander quels progrès les enfants ont accomplis dans leur direction.

* A partir de là, l’enseignant doit savoir effectuer une analyse descendante, se composant de quatre questions : « Pour que les enfants fassent, adultes, ce que l’on vient de dire, quelles opérations mentales sont nécessaires ? », ces opérations étant des indicateurs de compétences. Ce qui amène la question suivante : « quelles compétences sont nécessaires pour faire apparaître ces indicateurs ? » Et donc, « pour qu’ils acquièrent ces compétences, que doit faire l’enseignant ? »
Or, ce qu’on appelle une compétence n’est rien d’autre que la réunion, dans un même champ, de deux types de savoirs. Des savoirs de type théorique (notions, règles, lois, etc.) et des savoirs « pratiques », c’est-à-dire savoir faire, savoir comment on peut faire pour faire et savoir pourquoi on peut faire comme ça pour faire, ou, si l’on préfère, des savoir-faire théorisés, tant il est vrai que la théorisation est partout nécessaire.

Donc l’enseignant doit enseigner ces savoirs pour que l’élève développe des compétences.
Les savoirs, ce sont les contenus d’enseignement, et ils sont de deux sortes : savoirs théoriques et savoirs opératoires (jamais ensemble sur une même séance).
Les compétences, ce sont les contenus d’apprentissage. On enseigne des savoirs et l’on évalue des compétences (car elles, elles ne s’enseignent pas !)
Quant à évaluer les savoirs enseignés, c’est inutile, car tant qu’ils restent des savoirs, ils sont sans intérêt. Ce qu’il faut évaluer, c’est le miel que les élèves ont pu faire avec les savoirs enseignés.

Savoir comment fonctionnent les enfants et les adolescents.

Contrairement à ce que semble croire le ministère, un enfant, ce n’est pas une tête vide comme celle-ci (dessin : Claude Charmeux) :

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Il a des savoirs, construits dès sa naissance et même avant.
Si erronés soient-ils, ils existent, même en langue étrangère ! Tout enfant a des représentations de la langue qu’il va apprendre. Apprendre, ce n’est pas combler des vides, c’est transformer des savoirs-déjà-là. C’est pourquoi, l’image de l’enseignement qui émerge des nouveaux (vieux) programmes et qui est à peu près celle-ci, ne saurait être la bonne (dessin : Claude Charmeux) :

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Tout apprentissage est une construction personnelle, provoquée et aidée par l’enseignant, mais personnelle.
Sans cette conviction, on confond « information et connaissance ». Une information, c’est ce qu’apportent lecture et cours magistraux. Une connaissance peut s’appuyer sur une information, mais il faut alors la digérer, la travailler et savoir se l’intégrer pour qu’elle devienne une connaissance, qui, à partir de la même information donnée, pourtant, ne sera pas la même pour tous les auditeurs.

Il faut aussi que l’enseignant sache recourir à une démarche qui ne confonde pas « simple » et « facile », facile et élémentaire. Ce qui est simple est toujours difficile, car n’existant pas dans l’expérience, mais étant le résultat d’une analyse, le simple est nécessairement abstrait.
Ce qui est facile aux enfants, c’est le complexe auquel ils sont habitués.
C’est donc sur ce complexe familier qu’il faut s’appuyer pour les mener vers deux sortes de difficultés à surmonter : la construction du simple, par analyse de ce complexe bien connu, et la découverte de complexe non familier, grâce à un travail de comparaison, rendu possible par le fait que ce sont les mêmes éléments simples qui constituent les deux types de « complexes »…

Il faut surtout qu’il sache installer dans sa classe un climat qui respecte la première dimension de tout apprentissage : la dimension affective, essentielle, (se sentir « chez soi dans ce qu’on apprend), qui, avec la dimension cognitive (comprendre ce que l’on apprend) et la dimension opératoire (se servir de ce qu’on a appris), constituent les conditions impératives d’un apprentissage réussi.
On sait qu’enseigner, c’est faire violence à ceux qui apprennent, puisqu’on s’efforce de provoquer une transformation de ce qu’ils savent, donc une destruction — partielle, mais destruction quand même — d’une partie d’eux-mêmes. D’où la nécessité de la part de l’enseignant, d’une attitude de confiance et de sérénité, favorisant un climat de solidarité dans la classe, sans oublier une évaluation qui mérite ce nom et qui ne soit ni moyen de pression, ni sanction.
Qu’il sache aussi que c’est en valorisant ce qu’il apprend qu’on l’aide le mieux à apprendre, donc en travaillant sur du « difficile » : il vaut mieux aider les élèves à vivre des situations complexes, que simplifier ces situations pour qu’ils puissent les vivre seuls et notamment les aider à trouver les stratégies pour surmonter les difficultés.

Il faut enfin qu’il ne prenne pas pour des difficultés de l’élève, ce qui appartient en réalité aux "obstacles épistémologiques".

Il faut savoir que tout apprentissage soulève devant celui qui apprend, des obstacles, qu’on appelle « épistémologiques », parce qu’ils sont inhérents à ce qui est à apprendre, ce qu'on appelle aussi le "conflit socio-cognitif".
Quand nos adversaires affirment que si l’on refuse la transmission, c’est qu’on laisse les enfants trouver tout seuls, ils ont tout faux !
D’abord, ils ne trouvent pas « tout seuls ». Le travail d’équipes est essentiel.
Mais surtout, quand on sait qu’apprendre est chose difficile, puisqu’il s’agit de transformer des savoirs installés, il s’ensuit qu’enseigner c’est en fait aider à franchir ces obstacles, qui ne viennent pas des élèves, mais de ce qu’il y a à apprendre. Il est donc indispensable que l’enseignant connaisse ceux qui sont relatifs à sa discipline, et qu’il ait appris comment on peut aider les élèves à les franchir. C’est cela, — n’en déplaise à nos détracteurs ! — qu’on appelle des compétences pédagogiques !!

PUISQUE NOTRE SUJET D'AUJOURD'HUI, C'EST L'ENSEIGNEMENT DES LANGUES ÉTRANGÈRES, QUELS SONT POUR CET APPRENTISSAGE LES OBSTACLES À FRANCHIR ?

Précisons qu'ici, le problème est encore aggravé par le fait que, non seulement, ils ne sont pas enseignés aux futurs enseignants de langues, mais que les directives officielles sont, pour la plupart, en contradiction avec leur prise en compte. Une tradition coriace interdit de remettre en question des pratiques qui sont véritablement nocives, pour ne pas dire calamiteuses, aux élèves. Je voudrais ici évoquer deux de ces obstacles très importants.

1) On n’apprend pas une langue nouvelle comme on a appris la première.
On ne peut apprendre qu’en prenant appui sur ce qu’on sait, et donc on ne doit pas se passer de la langue maternelle pour en apprendre une autre… Si bien que le célèbre principe de l’immersion totale en classe est une grande erreur, parce qu’elle place l’enfant dans une absence de repères extrêmement dangereuse pour lui, un peu comme si on lui demandait de franchir un fossé les yeux bandés.
Ici surgit en général une objection indignée : il faut alors revenir aux traductions de jadis ?
Pas du tout.
Traduire est comme on sait une activité essentiellement de langue maternelle, qui n’a que peu à voir avec l’enseignement d’une langue étrangère.
Ce qui est proposé ici signifie simplement faire fonctionner la métacognition, indispensable à la compréhension et donc à la maîtrise. Et comme celle-ci ne peut s’effectuer qu’en langue maternelle (Comment pourrait-on réfléchir dans une langue que l'on est en train d'apprendre ?) il faut bien que ce moment existe dans la leçon, pour qu’on puisse échanger sur ce que l’on découvre, ce que l’on a entendu, ce que l’on a cru comprendre, et comment on l’a compris. Sans cet échange, il ne peut y avoir aucun apprentissage véritable.

2) L’ordre des difficultés est inverse de celui de la langue maternelle :
En langue étrangère, l’oral est infiniment plus difficile que l’écrit.
Le grand linguiste Claude Hagège — notamment dans son ouvrage « L’enfant aux deux langues » —, explique pourquoi, en rappelant comment fonctionne le cerveau, par rapport aux sons du langage, et comment passé dix ans, pour un enfant, les sons étrangers à sa propre langue ne sont plus entendus comme tels et automatiquement assimilés à ceux qu’il connaît. Ce qui rend très difficile une prononciation satisfaisante.
A cela s’ajoute, passé cet âge, le sentiment d’être ridicule, quand on prononce autrement, avec un autre rythme, une autre manière d’accentuer les mots. Ce sentiment que chacun connaît bien, contribue à bloquer le travail de l’oral dans une langue étrangère. Il est donc indispensable de le prendre en compte dès qu’on a des élèves de plus de dix ans, au lieu de chercher à le faire disparaître de force.
Et la conséquence est que, si l'on a des élèves qui savent lire dans leur langue, l'on doit toujours travailler sur oral et écrit ensemble.

Pour cela, il faut profondément remettre en question la représentation que l’on a des relations entre l’oral et l’écrit. En fait, dans aucune langue, l’écrit ne transcrit la prononciation, y compris dans les langues qui ont plus que le français recours à la correspondance phonies-graphies. C'est toujours le sens que l'écrit traduit.
L’objection, selon laquelle voir l’écrit d’une langue nuirait à la bonne prononciation, vient de ce que l’on a fait croire aux élèves que l’écrit transcrit l’oral. C’est absolument faux. L’écrit transcrit ce qu’on comprend et non ce qu’on entend. Il n’existe aucune correspondance terme à terme entre les unités de seconde articulation, dans aucune langue.

COMMENT METTRE EN ŒUVRE CES SAVOIRS ?, et comment, pour les langues étrangères, associer oral et écrit, langue maternelle et langue seconde, vers une maîtrise solide des uns et des autres ?
* Il faut avoir beaucoup et souvent écouté pour pouvoir dire et reproduire ce qu’on a entendu. Ce n’est pas parce que je viens d’entendre que je suis capable de répéter.
Et ceci est valable pour tous les apprentissages : c’est une des nombreuses erreurs de l’école que nous observons quotidiennement. On y passe trop vite de l’observation à la reproduction, par confusion entre information et connaissance. L’information entendue a besoin d’un grand travail d’écoute et de métacognition pour que l’élève puisse s’en servir et produire ou reproduire.
* Toujours commencer par l’oral en écoute de quelque chose de vrai socialement : infos à la radio, sketch d’humoriste, conte, conversation etc. et ne jamais demander à faire pareil sur le champ.
* Discuter de ce qu’on vient d’entendre (dans sa langue maternelle) pour savoir si l’on a compris quelque chose, puis observer le même texte écrit : faire des constats sur les différents moyens utilisés à l’oral et à l’écrit pour se faire comprendre ; inviter les élèves à faire des déductions sur la combinatoire probable de la langue en question (quelles lettres semblent traduire quels sons), sur sa syntaxe (le rôle de l'ordre des mots, etc.), ainsi que sur son orthographe (à quoi servent les lettres qui n’ont pas l’air de jouer un rôle dans la prononciation)…
*Réécouter avec le texte sous les yeux, (la majorité des élèves appartient au profil visuel d'apprentissage) et poursuivre ce travail de comparaison entre le texte entendu et le texte lu.
* Faire rédiger (d’abord en langue maternelle puis progressivement en langue étrangère (ce but étant présenté comme une sorte de défi quasi sportif) ce qui vient d’être appris, et le faire archiver dans les « outils pour lire, pour parler et pour écrire » dans la langue en question.

DONC...
Si l’on veut ne pas oublier qu’enseigner, c’est faire violence à ceux qui apprennent, il faut renoncer à la machine qui gave et qui noie (enseigner sous pression et et sans repères).
Contrairement à ce que disent les programmes, ce n’est pas simple d’enseigner, et l’on n’y parvient jamais par la force, la surveillance et les contrôles.
L’éducation est une rencontre à mi-parcours dont maitre et élève doivent faire chacun la moitié du chemin, chacun. Si le maitre ne veut pas faire sa part, par conviction idéologique, ou ne sait pas, parce qu’il ne l’a pas appris, il se verra contraint d’exiger de l’élève qu’il fasse la totalité du chemin. Mission perdue d’avance.
Cela permet aussi de comprendre que les compétences que nous venons d’évoquer ne se développeront pas toutes seules, ni même en regardant faire un collègue, si « expérimenté » soit-il. Il faut plus qu’un « compagnonnage » de quelques semaines, et surtout, il faut des connaissances théoriques qu’un stage ne donnera jamais.
Et encore, n’ai-je pas évoqué toutes les compétences nécessaires, connaissance de soi, capacité d’empathie indispensable pour agir en mariant les principes d’éducabilité et de liberté des personnes que sont nos élèves.
Peut-être, faudrait-il d’abord penser autrement le recrutement des candidats à ce beau métier, définir les critères de repérages des aptitudes nécessaires, sinon indispensables, pour acquérir ces compétences professionnelles et, surtout, évaluer les motivations de choix du métier, qui faciliteront, une fois en poste, la rencontre éducateur-éduqué ? Car, il ne suffit pas d’avoir réussi les concours, après avoir été bon élève à l’école, pour être un maitre compétent. Un système scolaire, dit éducatif, fondé sur la méritocratie, élitiste, donc, ne peut pas fournir automatiquement, par reproduction naturelle, des éducateurs adaptés à la scolarisation de masse, tous publics. L’ancien bon élève, que le concours a retenu pour ses bons résultats, armé de son seul mérite et pétri de bonne volonté, comme ses vieux maitres, se drapera dans sa toge d’orateur, distributeur magistral de savoirs, parce qu’il sait comment parler aux trois ou quatre, potentiellement bons élèves, le fameux « tiers de bons », confirmé par les us et coutumes de la vieille école.
Pour le reste, la majorité, baissant les bras, il attendra que le ministère lui donne des moyens supplémentaires. « Moi, je fais mon cours ; que l’élève fasse le chemin et les efforts nécessaires pour se l’approprier ! C’est à ça qu’on reconnait les méritants ! »… Mais ceci est une autre histoire…
Et puis, ne manquez ni le texte de Philippe Meirieu sur le Café Pédagogique du 2 septembre, dans la rubrique "Pour un débat avec Luc Chatel...
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/09/02092010Accueil.aspx
ni celui de Pierre Frakowiak sur le Café Pédagogique :
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/09/Frackowiak_Supprimerformation.aspx