Alors, pour lancer la réflexion, je rappelle ici le début d'un savoureux commentaire de L. Carle, sur un billet de l'an passé.

L’OMBRE DU DOUTE (ALINE ISSERMANN,1992) ET SES « FAUSSES NOTES »
Le film commence par une scène scolaire dans une classe de collège. La prof de français rend les copies « corrigées » et notées. Il s’agit d’un rendu individuel en audition collective, assorti de commentaires élogieux pour les élèves dont le devoir est « bon » et désobligeants pour la personne de ceux qui ont fait un « mauvais devoir ». Sans se demander si ses élèves sont d’accord pour être livrés en pâture au voyeurisme général, elle commence par la « fin », la note la plus basse : « Une telle, nul ! 2 ! » Cette prof de français semble avoir quelques difficultés avec les équations. Pour elle, 2 = 0. En outre, elle n’a jamais entendu parler d’auto-évaluation, ni de co-évaluation, ni de tact. Apparemment, la réalisatrice s’en moque. Cela ferait une ombre sans doute à la toute-puissance du personnage de la juge souveraine. Enfin, l’interdiction du droit de réponse après la sentence qui épingle la croix du déshonneur sur leur tête clôt le bec des « coupables ».
Nous avons tous connu, peu ou prou, pendant notre enfance scolaire, soit comme victime, soit comme témoin, cette violence éducative à laquelle participe déjà la notation sèche, aggravée ici par un commentaire humiliant. Aline Issermann la met en scène sans la dénoncer, même humoristiquement. Elle est si répandue qu’elle en est aujourd’hui banale à nos yeux, qu’elle ne nous choque plus et que nous sommes nous-mêmes disposés à l’exercer sans état d’âme en pareille circonstance.


Cette scène, rapportée ici avec un humour féroce, scène que non seulement nous avons tous connue, mais que nous connaissons toujours, pose admirablement le problème de la perversité de cette pratique, dépourvue de tout lien avec ce qu'on attend d'une "évaluation" des apprentissages.
Le fait que l'enseignante puisse à ce point manquer de tact — pire, qu'elle n'ait aucune conscience d'en manquer, et que pas un spectateur, collègue ou parent n'ait jamais eu, avant Laurent, cette impression en la voyant, est lourd de significations :
1- Cela signifie d'abord que ce type de scène est à ce point enraciné dans nos pratiques qu'il en devient consubstantiel au métier. Un rituel qui fonctionne quasiment tout seul, sans la moindre conscience de ce qui se passe, comme si toute pensée était anesthésiée par ce rituel.
2-Qu'elle s'apparente plus à une cérémonie qu'à un moment de travail, ou d'analyse du travail fourni. Une cérémonie de distribution des prix, à ceci près qu'elle distribue aussi des prix négatifs, des prix punitifs.
3- Qu'il ne s'agit donc nullement d'un moment d'évaluation, mais d'un jugement, au sens pénal de ce mot.
4- Que ce jugement porte, à travers celui de la production, sur la personne de l'élève.
Les élèves ne sont pas dans un établissement scolaire, ils sont au tribunal où ils sont condamnés ou acquittés avec félicitations du jury.

Certes, ce qui est analysé ici, c'est la conception de la distribution des notes, non les notes elles-mêmes. Mais que leur utilisation puisse donner lieu à ce genre de déviance est en soi une preuve de leur nocivité.
Quand on passe en revue les défauts de la notation scolaire, on est saisi de vertige devant leur nombre, leur gravité et celle des "dommages collatéraux" qui l'accompagnent.
Essayons de découdre le raisonnement qui sous-tend cette pratique.
* Si je note une copie, cela veut dire que je suis en train d'évaluer le travail — évidemment une fois que celui-ci est terminé. Or, à l'école, le travail, c'est d'apprendre. Donc si je mets une note à tout ce que produisent les élèves, quand peuvent-ils apprendre ?
L'école devient un lieu où on juge des savoirs que l'on n'a pas enseignés...
* La note, en principe, doit représenter la somme des éléments réussis dans une production. C'est très clair dans la notation en mathématiques, beaucoup moins en français et la plupart des disciplines non scientifiques, où son caractère "pifométrique" et largement subjectif a été maintes et maintes fois démontré par toutes les études de docimologie.
Pire, elle est, dans ces disciplines, très souvent le résultat d'une soustraction par laquelle chaque "faute" équivaut à des points supprimés. Comme si on pouvait mesurer en soustrayant !
* Cette pratique de la soustraction aboutit à d'étranges raisonnements mathématiques, déjà dénoncés par Laurent dans l'extrait cité, et à de joyeuses absurdités comme les "-10" ou "-15", dont certaines classes prépa sont si fières. C'est en particulier le cas de la dictée, dont le système de notation est le plus scandaleux qui soit : en décrétant que cinq fautes entraînent la note zéro, on déclare comme nulle une performance qui présente au moins 90 à 95% de réussites (c'est à peu près la proportion de cinq fautes dans les dictées d'examen). Quel crédit peut-on accorder à de tels galimatias ?
* Si évaluer, c'est mesurer, cela implique un mètre-étalon pour le faire. A quelle aune mesure-t-on les qualités d'une copie de français ou de philo ? Où sont les critères ? Qui décide de leur hiérarchisation ? Et au nom de quoi ?
Dans les épreuves des concours de recrutement des futurs enseignants, le critère n°1 a, de tout temps, été l'orthographe, bien avant la rigueur du raisonnement, la compréhension des textes, ou les connaissances sur le sujet proposé... Est-ce légitime, au regard de ce qui est attendu des candidats ?
* Mais la cerise sur le gâteau de la notation scolaire, c'est assurément la pratique aberrante de la "moyenne", véritable déni de bon sens. Mettre toutes les notes du trimestre sur le même plan et en faire la moyenne, c'est nier complètement la notion de progrès, et c'est désespérer l'élève, dont on fait disparaître ainsi toute trace des efforts qui lui ont permis de gagner quelques point au devoir n°3, après deux premiers essais désastreux
On pourrait poursuivre longtemps cette énumération des défauts de la notation scolaire.
Mais, très vite, deux questions s'imposent : faut-il alors supprimer les notes ? Si oui, par quoi les remplacer ?

Un des nombreux inconvénients de l'école que nous connaissons est que, s'il est vrai qu'elle a parfois accepté de supprimer certaines pratiques discutables, elle n'a, en général, rien mis à leur place.
Pourquoi ? Simplement faute de connaissances théoriques sur les raisons qui motivaient la suppression, et sur les besoins réels des élèves. Si l'on supprime la dictée, c'est évidemment, pour mettre à sa place des pratiques sérieuses d'apprentissage de l'orthographe. Si l'on supprime l'oralisation en lecture, c'est pour la remplacer par un apprentissage intelligent et approfondi de la lecture à haute voix. Si l'on supprime les notes, c'est pour les remplacer par de véritables pratiques d'évaluation des savoirs construits.

Par quoi remplacer les notes à l'école et reste-t-il une place (laquelle ?) à celles-ci ?
Un certain, nombre de données permettent d'ouvrir des pistes de réponses à ces questions.
1- S'il est vrai que l'évaluation est indispensable à l'école, il est tout aussi vrai qu'il ne peut s'agir que d'une évaluation formative. Toutes les autres sont à proscrire dans un lieu d'apprentissage.
L'évaluation diagnostic est dangereuse : un enseignant n'est ni Tara la Voyance, ni un médecin et il n'a nullement comme tâche de soigner les élèves, lesquels au demeurant ne sont nullement malades. Quand des élèves sont en difficulté, ce qu'il faut soigner, c'est la manière d'enseigner, pas les élèves.
Quant à l'évaluation sommative, sa place n'est pas à l'école : elle se trouve à la sortie, notamment à celle des établissements de formation professionnelle.
2- Une évaluation formative est une évaluation qui analyse — sans juger — non seulement les points positifs d'une production, mais tout ce qui l'a accompagnée : les conditions des apprentissages, et notamment les conditions affectives, la formulation de la consigne, la manière dont elle a été comprise, la manière dont les élèves ont été "mis en selle", comment ils ont été aidés ou non dans la mobilisation nécessaire de leurs savoirs, etc.
C'est dire qu'elle ne peut se faire par une note. Seule une régulation collective peut la mettre en place, débouchant sur des prises de décision quant à la manière de travailler ensuite.
3- Les productions individuelles n'ont à être évaluées que lors d'une semaine d'évaluation des acquis obtenus durant les quatre ou cinq semaines précédentes : durant ce temps, on a appris et donc il ne pouvait être question d'évaluer : on n'évalue qu'une fois les apprentissages terminés. C'est dire, que, dans une année scolaire de trente-six semaines, il peut y avoir cinq à six fois une semaine d'évaluations individuelles, au cours desquelles toutes les productions des élèves font l'objet d'une évaluation.
C'est ici que peut se placer éventuellement une note pour ces productions individuelles. Mais toujours conçue comme la somme des réussites, sur la base de critères rigoureux, définis à l'avance avec les élèves. On notera que c'est à cette seule condition que le notion de "moyenne" peut prendre un sens intelligent.
4- Cette régulation collective doit être suivie d'un rapport écrit, à la fois par les élèves (les délégués élus pour cela), et l'enseignant — ou les enseignants quand on est au collège.Et c'est ce rapport, accompagné des moyennes obtenues individuellement dans la semaine d'évaluations, qui sera remis aux autorités administratives.

Utopie ? Révolution ? Infaisable ?
Bien sûr que non : tout cela est parfaitement faisable — cela a du reste été fait. — Mais, amalgamé avec toutes les tentatives minables qui ont consisté à remplacer les notes chiffrées par des lettres, assorties de "plus" ou de "moins", — solution absurde, qui a les même défauts que les notes chiffrées, hypocrisie en plus — il n'y eut point de suite.
Ceux qui ne voient pas la différence avec les pistes plus haut proposées souffrent d'un manque évident de connaissances théoriques (tiens... question de formation ?). La seule solution pour ces démunis, dès qu'une proposition nouvelle semble ne pas donner de résultats immédiats, c'est de faire marche arrière !
En fait, ils freinent dans le virage...
Pourtant, le moniteur d'auto-école avait bien, en son temps, su expliquer clairement qu'il est bon, quand on s'apprête à négocier un virage, de freiner AVANT, mais jamais PENDANT : c'est là que se dressent tous les dangers.
Il est vrai que les adultes que nous sommes ne sont pas non plus de très bons conducteurs...