Voici l'essentiel de ce qu'Elsa m'a raconté :

Je suis enseignante en classe de CP depuis plusieurs années. Pour mes premières années en CP, j'ai utilisé des méthodes syllabiques, Gafi, pour ne pas la citer, à partir de laquelle j'ai travaillé la lecture-déchiffrage, le sens (Tralala c'est moi Gafi... On imagine la portée d'un tel énoncé) et bien sûr de la production d'écrit à partir des éternelles étiquettes à remettre dans l'ordre... Bref, un parcours très traditionnel !
(...) Après 3 années de CP syllabiques, j'en suis arrivée à me rendre compte que :
1- la syllabique, si elle permet d'ânonner un texte, ne permet pas de le lire à haute voix avec le ton (celui-ci provenant non de la capacité à déchiffrer, mais de la capacité à comprendre ce qu'on lit, capacité qui s'appuie sur la connaissance du contenu du message, de la situation d'énonciation et sur l'aide d'outils graphiques : ! ? et autres signes de ponctuation).
2- Des élèves, sachant parfaitement ânonner un texte, sont incapables de produire de l'écrit, mêmes sur des mots simples tels que "salade".
3- La syllabique construit la possibilité de reconnaître les syllabes : consonne+voyelle, mais généralement pas les syllabes voyelle + consonne (exemple : ar-buste).
4- Le découpage des syllabes peut prendre des allures étonnantes : "beau" découpé be-a-u.
5- Des élèves incapables de comprendre une formule comme "je le lui rends", parce que n'ayant construit, pour le mot, que la fonction de déterminant du nom...


Ce récit d'Elsa, — et les interrogations qu'il contient — daté d'octobre 2010, renvoie à celui de Louis Lassablière, instituteur à Saint Etienne, qui rapportait, en 1981 dans le n°112 de la revue INRP " Devenir Lecteur", les réflexions qu'il avait notées 15 ans plus tôt :

Louis Lassablière : Mon premier C.P.
Décision : Je ferai le Cours Préparatoire à la rentrée prochaine (1966). Ce n'est pas un choix, c'est une obligation. Cela gâche une bonne partie de mes vacances car je me sens incapable de conduire une classe de petits. Je ne connais bien que le Cours Moyen. Je sens, tout à coup, que j'ai eu tort de ne pas m'intéresser de plus près à ce que faisaient mes collègues dans leur C.P. Mais il est trop tard : je dois m'adapter à un nouveau travail qui va bouleverser mes habitudes. J'ai l'impression de partir à l'aventure ...
Premier matin de classe. Je suis un peu perdu devant ces petits. Que vais-je leur dire? Qu'est-ce qui les intéresse ? Comment vais-je leur apprendre à lire ?
Ce dernier point m'inquiète fort.
Hésitations : J'ai interrogé quelques collègues: « méthode globale ou- méthode syllabique? ». Les avis sont partagés. J'ai feuilleté beaucoup de livres de lecture: le choix est difficile. Le programme officiel me dit en deux lignes que je dois apprendre à lire à mes élèves. Les instructions me parlent d'expériences en cours (depuis 1923 !); elles n'imposent aucune méthode. Cette liberté qui m'est laissée ne fait qu'aggraver mes hésitations.
Je dois donc commencer mes propres expériences.
Intuition : Je choisis un livre (Rémi et Colette) qui semble être un point de départ valable pour l'apprentissage de la lecture. Je ne peux pas affirmer que ce soit le meilleur: je manque d'arguments. Je me fie un peu à mon intuition et beaucoup à une enquête du C.D.D.P, qui affirme que ce livre a été choisi par de nombreux maîtres de CP. Je vais l'essayer moi aussi.
Progression : Ça marche bien ! On découpe des phrases, on sépare les mots puis les syllabes ; on reconstitue le tout. et même si ce n'est pas la saison. on coupe beaucoup de tulipes rouges ! Toutefois, je suis un peu inquiet lorsqu'un élève. refusant cette monotonie florale, se met à couper ... des roses !
Respectons le texte. que diable !
Réflexion : Dire « roses» lorsqu'on écrit « tulipes », c'est un coup de la globale ! Et au fond, ce n'est pas surprenant : mes élèves ne peuvent lire «tulipes», puisqu'on n'a appris ni «t». ni «u». ni «l», ni «i» , ni «p», ni «e». Ils devinent donc les mots, et cette pratique me semble tout à coup fort éloignée de la véritable lecture, laquelle ne saurait souffrir ni approximation. ni improvisation.
Que me fait-on faire là ?
Je me ressaisis : je ne dois pas. dès le départ, douter si fort de la méthode. Je m'accroche au livre comme à une bouée de sauvetage. Je poursuis néanmoins l'expérience avec cette idée qu'il me faudra bien un jour, trouver des explications à ce qui me semble être, au départ. des anomalies inquiétantes.
Application : Page à page, donc, je suis le livre, mais il est évident que l'intérêt des lectures est inégal. Si mes élèves acceptent volontiers que « Rémi joue avec son mécano» ou qu' « il bêche son petit jardin ». j'ai, par contre, beaucoup de mal pour faire « passer » des séquences comme celles-ci : «maman a coupé le tulle », « tu as coupé le lilas de Rémi », «maman colle le lino», «la cape est dans la malle». Je sens bien que ça n'accroche pas. Puis-je en vouloir à mes élèves ? Je leur demande pourtant de s'appliquer à bien lire, je m'applique moi-même à ne laisser aucune ligne dans l'ombre. Il faut persévérer si l'on veut savoir bien lire un jour.
Lire quoi ? Peu m'importe, pourvu qu'on sache lire.
Aggravation : Pourtant, ces pages lues et relues commencent à me peser. Au long des années, j'ai de moins en moins d'enthousiasme pour le «tulle rouge» ; je suis fatigué par ces «tulipes d'automne», le «colis d'Aline» n'intéresse personne  : et il y a toujours le «lino à coller», le «lilas à couper» (en octobre !) et «la cape à mettre dans la malle» !
Plus grave encore me semble cette erreur qui fait lire sur une même ligne :
une pelote - coloré -
Rémi a lu - la lune -
un pot - poli -
Les élèves sautent les tirets et lisent bravement, dans un seul souffle :
une pelote coloré(e)
Rémi a lu la lune
un pot poli

Un pot… pourri ??
(…) L'apprentissage de la lecture n'apporte pas les joies que j'en attendais. Ce livre que l'on prend et qui ne parle pas de nous glace quelque peu nos rapports. Il crée un obstacle entre la classe et moi. Je veux qu'on le lise, qu'on le relise et je sens que, malgré toute l'application qu'on peut y mettre, le cœur n'y est pas. Je suis sensible à cette dissonance, j'essaie de la masquer. Je triche en affichant de l'intérêt pour des phrases du genre :
«Amélie prête son porte-plume à Marie».
Mais la tâche est difficile : nous ne connaissons ni Amélie. ni Marie. et nous n'avons plus de porte-plumes !
Non! J'ai besoin d'air.
Si je ne suis pas pleinement à l'aise dans ma classe, c'est à cause de ces textes qu'on a composés loin de nous et qui ne nous intéressent pas. J'ai de moins en moins confiance en leurs vertus et je doute très fort de leur pouvoir de pénétration chez mes élèves. Le livre se démystifie à mes yeux: il est fait pour toutes les classes, donc pour aucune.
C'est décidé, je l'abandonne !


Le parallélisme est joli : à trente ans d'intervalle, le parcours est sensiblement le même. Tous les deux, partis du même travail traditionnel (preuve qu'il n'a jamais vraiment quitté les habitudes scolaires), ont mis environ cinq années à "se réveiller" de la méthode. Et à partir des mêmes constats : incapacité chez les petits à comprendre ce qu'ils lisent, manipulation de phrases niaises, parfaitement étrangères aux enfants, erreurs langagières souvent graves, etc.

Au vu de ces deux témoignages, je vois trois "clous" à ré-enfoncer :

1- La dangereuse absurdité du travail sur les syllabes, pour une langue comme le français, qui n'est pas syllabique du tout à l'écrit. Comment cette espèce de forceps, pour accoucher d'un fonctionnement de l'écrit qui n'existe pas, peut aboutir à des extravagances, dont je n'arrive pas à comprendre qu'elles puissent être supportées par les collègues. Des extravagances qui ont même beaucoup plus de trente ans : dans un des premiers CP que j'ai visités, en décembre 1956, la maîtresse avait demandé à un petit Alain, dont elle avait écrit le nom au tableau, de venir séparer les syllabes par un trait vertical. Fort intelligemment, celui-ci commença par étudier le tableau des syllabes qui trônait sur le mur, à côté du tableau, puis, ainsi renseigné, il plaça ainsi ses bâtons : A ❘ la ❘ in.. A partir de ce jour-là, j'ai commencé à mettre en doute la vertu des syllabes écrites.

2- le caractère catastrophique des manuels de lecture pour l'orthographe, et le comportement de lecteur : l'exemple que cite Louis Lassablière est sans contestation possible. On peut y ajouter l'absence de majuscules — qui sont des repères essentiels de compréhension — l'absence de ponctuation ou le recours à des ponctuations fantaisistes, comme les tirets pour séparer les mots (alors qu'ils ont un rôle important dans l'orthographe, entre autres des mots composés), l'absence de mise en page signifiante, et la polyphonie des textes avec des encadrés destinés à l'enseignant et non à l'élève, toutes choses qui entravent gravement l'œil du lecteur.
Si les enfants ne comprennent pas ce qu'ils lisent, c'est parce que les pratiques d'enseignement ont provoqué en eux une sorte de cécité sur les indices pertinents de la construction du sens.

3- enfin, — et cela apparaît bien la cause essentielle de tous ces maux —, le souci de faire de l'écrit une transcription de l'oral, souci qui prend des allures d'obsession, niant avec un entêtement maladif mille preuve du contraire.
Entendons-nous bien : dire que l'écrit n'est pas une transcription de l'oral ne signifie nullement dire qu'il n'y a pas de relations entre les deux : relation ne signifie pas dépendance. Il est évident qu'il existe un système de correspondances entre les signes sonores de l'oral et les signes visibles de l'écrit. Mais ce système est en quelque sorte recouvert par un autre système de traductions du sens, que l'on appelle l'orthographe, où l'on peut repérer la co-présence des deux systèmes.
Cet entêtement à nier une telle relation complexe, laisse perplexe quant à ses motivations, car il ne peut être attribué au seul désir de simplification du travail d'enseignement. L'argument mis en avant, selon lequel plus de 80% des mots reposeraient sur une correspondance phonies-graphies, ne prouve rien pédagogiquement, dans la mesure où ce système de correspondances, bien réel, est "recouvert" par l'orthographe (les fameuses "lettres inutiles", qui se trouvent les plus importantes en fait).
S'obstiner à le mettre, coûte que coûte, au-dessus de l'autre, au mépris de ce que voient les enfants dans l'immense majorité des écrits de presse ou de publicité, tient d'une forme de pathologie, ou plutôt de dévotion à je ne sais quel gourou, une tradition quasi sacrée, d'une langue qui serait divine dans son unicité, pure et intouchable, la même partout. Il faudrait parler comme on écrit.
Attention ! Pas comme écrit n'importe qui : comme écrivent les écrivains — et encore pas tous : pas sûr que Louis Ferdinand Céline soit un modèle souhaitable...

C'est là que la question posée par Elsa s'impose. On exige (relisez les programmes 2008) que les enfants fassent des "phrases correctes". Or il n'y a pas de phrases à l'oral, dont la syntaxe est tout autre pour des raisons évidentes de conditions différentes dans la communication. C'est donc qu'ils doivent parler comme ils devraient écrire. Résultat : ils écrivent comme ils parlent !
Pas flagrant comme réussite !
Il est facile de voir la raison de ce résultat : les manuels qui proposent à l'écrit des phrases pseudo-orales, (pour être à la fois plus faciles et en cohérence avec la progression des sons : on préfère la cohérence de la progression à la cohérence des messages !), ne donnent aucunement l'impression d'un fonctionnement spécifique de l'écrit.
Certes, les enfants entendent des lectures à haute voix de textes écrits et d'albums, mais outre que ceux-ci sont souvent écrits en langue orale, le fait qu'il n'y ait aucun travail sur la langue à partir d'eux, et que le seul travail prévu sur ce point s'effectue sur les messages aberrants des manuels, fait que la découverte de la spécificité de l'écrit ne peut se faire.
Si l'on ajoute la faiblesse du travail d'apprentissage de la production d'écrits (on fait faire des rédactions, sans destinataires ni enjeux, et sans aucun travail d'apprentissage de l'énonciation écrite), il n'est pas étonnant qu'ils écrivent comme ils peuvent, c'est-à-dire comme ils parlent... Et comme, en plus, il n'y a guère de travail effectif sur la prise de parole, ils ne parlent même pas bien !!!!

Merci à Louis et merci à Elsa !
Puissent leurs témoignages secouer la léthargie des collègues englués dans une tradition collante et indigeste...