L'article du Monde qui rapporte ces propos, en conservant le même ton approximatif que le Ministre — "les sciences ne font plus rêver", comme si c'était leur vocation ! — affronte sans frémir un ridicule évident en citant la vice-présidente d'une association Femmes et mathématiques (Un tel nom, il fallait le trouver !! Qu'est-ce que les femmes viennent faire là-dedans ??), qui s'efforce de faire des mathématiques une "discipline attrayante".

Ben voyons ! Apprendre, c'est si ennuyeux qu'il faut s'efforcer de séduire les élèves pour qu'ils y aillent, et leur dorer la pilule. Du reste, ils sont si bêtes qu'ils ne s'en apercevront même pas. En bon moutons qu'on veut les voir devenir, ils marcheront comme un seul homme et feront ce qu'on attend d'eux : qu'ils fassent des maths, sans avoir besoin de savoir à quoi ça sert, essentiellement parce que c'est rigolo, tout comme on les invite à venir en classe pour éviter d'être punis — eux ou leurs parents ! — et pour avoir une récompense...
Quant aux propos cités de François Taddéi qui affirme :
"Lorsqu'on réussira à faire comprendre aux élèves que les maths ne sont pas une discipline abstraite qui ne sert à rien,mais une discipline qui a largement fait avancer l'humanité, on aura franchi un grand pas"
ils sont à des années-lumière des intentions du Ministère, et la journaliste qui le cite n'y a, de toute évidence, rien compris, elle qui continue à parler de "goût des sciences".
Ni les sciences, ni la lecture, n'ont à être l'objet d'un goût pour les élèves. Elles ont à être comprises d'eux, pour être utilisées quand c'est nécessaire. Que cela corresponde ou non à leur goût ne nous regarde pas vraiment, même si ça peut nous intéresser affectivement : le goût est affaire personnelle et n'a pas à être imposé. C'est, du reste, peine perdue : nul ne peut forcer qui que ce soit à aimer quoi que ce soit.
En revanche, ce qu'on attend des élèves, c'est qu'ils lisent, — même s'ils n'aime pas ça ! — et qu'ils maîtrisent leur programme de maths. S'ils souhaitent ou peuvent en faire un plaisir, c'est leur affaire, pas la nôtre : on ne fait pas le plaisir des autres à leur place !

Pour illustrer cette vision des choses, le JT a présenté un reportage d'une classe, très innovante selon la journaliste, où l'on voit des élèves chercher eux-mêmes de la documentation sur le soleil, recherche présentée comme un dérivatif intéressant au caractère ennuyeux des savoirs sur cet astre.
Je pense que pas mal de collègues ont dû frémir de rage devant ce reportage : il est difficile de se moquer davantage de notre métier.

On doit pourtant reconnaître qu'il y a une cohérence dans ces incohérences : on est toujours dans le système "récompense/punition". Comme disait spirituellement Emile Genouvrier jadis, "Si vous voulez que les enfants soient heureux à l'école, apportez-leur des bonbons, et non des exercices !".
V'là du plaisir, mesdames ! Ça s'est chanté, et c'est devenu le refrain à la mode. Le Ministre se prend pour le Joueur de flûte de Hamelin : endormons les élèves comme des rats, avec une petite musique, et nous pourrons en faire ce que nous voulons.

Faut-il rappeler que l'école n'a rien à voir avec ce genre de mensonge, et que la première des erreurs ici est de confondre un prétendu plaisir, né d'un camouflage grossier, avec le plaisir exaltant de l'autonomie soutenue et de la responsabilité partagée ?
On n'a pas attendu le journal de F2 pour avoir des classes qui travaillent en projets, où les enfants cherchent en coopération de la documentation et formulent des hypothèses de réponses, qui sont acteurs de leur apprentissage, fiers de leurs découvertes, et heureux de ce qu'ils apprennent.
On ne sait bien que ce qu'on a construit soi-même..
Combien de fois faudra-t-il le redire à nos dirigeants pour qu'ils se mettent enfin à lire et à réfléchir, du fond de leur inculture dans un domaine qu'ils sont censés diriger ?

A cela s'ajoutent des ignorances, tout de même graves : selon le ministre, il faudrait que les enfants sachent par cœur leurs tables de multiplication et qu'ils pratiquent quotidiennement des activités de calcul mental.
Très discutable, au moins sur deux points.

1- Pratiquer quotidiennement des activités de calcul mental, d'accord, mais sans oublier qu'il n'existe que peu de rapports entre le par cœur des tables de multiplication et ces activités. Loin de mettre en jeu des mécanismes, comme on s'obstine souvent à le faire croire, le calcul mental, au contraire, met prioritairement en jeu le raisonnement et l'intelligence.
Comme le savent ceux qui pensent par eux-mêmes, le calcul mental exige qu'on réfléchisse, et qu'on décompose les nombres à associer en sous-ensembles susceptibles de calculs intermédiaires commodes et donc rapides. C'est une activité de l'intelligence qui ne recourt à aucun mécanisme, — exactement comme la lecture, toujours gênée par les mécanismes acquis, et qui repose en fait sur la mise en relation intelligente de détails pertinents.
Bizarre tout de même de voir la même erreur dans deux domaines si différents en apparence, même si les points communs sont plus nombreux qu'on ne pense. En fait, il s'agit plutôt d'une cohérence fort inquiétante !

2- Il n'existe que peu de rapports entre le fait de savoir calculer, et la récitation des tables de multiplication. S'imaginer que pouvoir réciter sans erreurs les tables dans l'ordre favoriserait la sûreté et la rapidité des calculs, c'est oublier le fonctionnement de la mémorisation.
Ce qui a été mémorisé par un apprentissage, dit "par cœur" (car il y a d'autres façons de savoir par cœur, et la forme d'apprentissage qui porte ce nom est loin d'être la meilleure), ne peut en général être utilisé que sous la forme où il a été mémorisé : un paradigme appris par cœur ne peut être que récité.
Il en est de même pour les tableaux de conjugaison : les uns comme les autres n'ont d'intérêt, que s'ils ont été reconstruits par les élèves eux-mêmes, à partir de savoirs acquis séparément, et surtout pour une consultation plus commode, jamais pour leur utilisation.
Croire le contraire, c'est fabriquer des adultes — dont je fais partie ! — qui, pour trouver combien font 9 fois 7, ont besoin de réciter le paradigme depuis 9 fois 1, afin que, selon le mot, très juste, de l'humoriste Jacques Bodoin, "la musique puisse m'aider à retrouver ces fichues paroles que j'oublie tout le temps !".
Certes, il va de soi que la maîtrise des résultats en question est nécessaire, mais à condition qu'ils ne soient pas enfermés dans une liste : combien font 9 fois 7, ce doit être su INDÉPENDAMMENT de tous les autres cas de figure.
D'où l'intérêt de la "table de vérité", telle qu'une des merveilleuses instit, avec lesquelles j'ai eu le bonheur de travailler, le faisait faire à ses élèves : manipulant constamment cette table, pour tous leurs calculs, ils en arrivaient à savoir par cœur tous les contenus des tables sans avoir jamais eu à les apprendre, rien qu'en les ayant manipulés des centaines de fois.

C'est par la consultation, la documentation, la manipulation qu'on finit par savoir par cœur. Ni en avalant, ni en récitant.

Tout cela, nombreux sont les collègues qui le savent et le mettent en pratique dans leur classe, en n'obéissant pas aux recommandations officielles.

C'est pour les remercier et les soutenir que j'ai cru nécessaire d'écrire ce billet.