Deux erreurs au moins sont à relever dans la question de mon titre :
1- l'emploi du verbe "suffire". C'est un verbe pratiquement incompatible avec les notions d'éducation et d'enseignement. Comme dit le poète : "Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse..." ni... ses apprentissages.
Il suffit de huit jours sans piano pour que le concerto ait disparu des doigts, et dix ans sans lire du latin font replonger dans les ténèbres rôles et intérêts des verbes déponents.
Contrairement à ce qu'on veut faire croire, le stockage des connaissances n'est ni évident, ni définitif : d'une part, il faut bien des approches, et diverses, pour que l'acquisition se fasse, et d'autre part, ces acquisitions ne durent (contrairement à certaines piles des publicités de jadis !) que si l'on s'en sert : on ne sait vraiment que ce qu'on utilise.
C'est pourquoi, une des qualités essentielles d'un enseignant, est la créativité, qui peut seule lui permettre de diversifier les approches des contenus à apprendre, pour les reprendre sous des formes différentes, et aussi d'inventer des situations qui vont amener les élèves à utiliser de façon permanente ce qu'ils ont appris.

2- celui du verbe "faire" : très utilisé en classe, comme on sait, où on "fait" lire, on "fait" écrire, on "fait" parler (Tiens, la Gestapo aussi utilisait ce verbe !).
Une fois de plus, on retrouve ici l'image de l'élève, considéré comme un être inerte et vide, dont il faudrait remplir la tête pour qu'il y ait quelque chose dedans, et qu'il faudrait pousser pour qu'il avance.
Combien de fois faudra-t-il rappeler qu'un élève est une personne, un partenaire, qu'il faut prendre en compte, qui peut refuser et sur qui la contrainte a peu de chances d'être efficace... On n'a jamais à "faire parler", ou lire ou écrire les élèves, on a à leur proposer des situations où ils auront à parler, lire et écrire.

3- On peut ajouter à ces deux erreurs, une troisième, qui confond encore, condition nécessaire et condition suffisante. Il est bien évident qu'il faut écrire pour apprendre à écrire, comme il faut lire pour apprendre à lire, et prendre la parole pour en acquérir la maîtrise. Le problème, c'est que, si indispensable que ce soit, c'est toujours insuffisant : sans un travail d'apprentissage rigoureux et solide, aucune maîtrise ne pourra apparaître.

Construire pour tous la maîtrise de la production d'écrits. Comment faire ?
1- Savoir de quoi on parle et ne pas confondre : capacité à graphier et à reproduire par écrit un message, avec capacité à produire ce message. Ces deux capacités sont de nature complètement différente et nécessitent des apprentissages distincts ; contrairement à ce qu'on a semblé croire durant des décennies, la seconde ne découle pas automatiquement de la première : celle-ci est d'ordre psychomoteur ; celle-là, d'ordre psycholinguistique. C'est à cette dernière que nous nous intéressons ici.

2- Ne pas confondre non plus les deux grandes familles de situations de productions d'écrits, correspondant à deux types différents de projets. Comme pour la lecture, ces différences sont à connaître dès le début des apprentissages.
On a en effet deux grandes raisons d'écrire dans la vie : communiquer avec des personnes qui ne sont pas là, et s'exprimer. Ces deux types de projets mettent en jeu des conduites d'écriture complètement différentes, que les élèves doivent pouvoir vivre en pleine connaissance de cause, très tôt.

Explications :
Lorsqu'on communique avec quelqu'un, qu'il soit ou non présent, on le fait pour agir sur lui (le convaincre, l'émouvoir, le séduire, le blesser, le sermonner etc.) et non simplement pour lui dire quelque chose. La production n'est pas un but en soi, mais un moyen d'atteindre un certain but. Il faut donc savoir ajuster ce moyen au but visé, prendre en compte ce qu'on sait du partenaire en question, et choisir formulations, et organisation du discours qui semblent de nature à favoriser son adhésion au projet.
Il s'agit vraiment d'un travail de psychologie et de linguistique, avec la nécessité de "se mettre à la place" du futur lecteur, et de devenir capable de lire les texte produit, en oubliant ce qu'on sait, pour tenter de repérer l'effet qu'il peut produire à la lecture. Excellent entraînement à la décentration de soi, et, ainsi, à l'ouverture aux autres, et aux différences de ces autres.
C'est aussi pour cela que l'apprentissage de la communication écrite, ainsi conçue, a un puissant effet de formation morale.
Où l'on voit, au passage, l'importance d'un travail en grammaire sociale, sur la variation langagière et les effets sociaux que produisent les différentes formulations possibles d'un même contenu.
On ne choisit pas les mots en fonction de ce qu'on veut dire, mais en fonction de l'effet qu'on veut produire en disant ce qu'on veut dire.
On comprend que ceci n'est possible que si les situation d'écriture de communication sont vécues par les enfants, en situations véritables de projets, avec des enjeux clairs.

Mais il arrive aussi qu'on écrive pour s'exprimer, pour faire sortir de soi ce qui l'encombre, pour y voir plus clair, comme le dit Laurent, pour structurer sa pensée, ou plus simplement, pour s'amuser.
La conduite d'écriture (la conduite énonciative, comme disent les spécialistes) est alors très différente de celle de la communication.
D'abord, il faut faire disparaître cette idée fausse selon laquelle, s'exprimer signifierait "dire ce qu'on veut". Comme le rappelle la comparaison : quand on veut faire sortir le jus d'un fruit, il faut presser dessus. L'expression n'existe vraiment que si elle se heurte à des contraintes... Mais, bien sûr, des contraintes ludiques et librement choisies.
C'est dans le jeu qu'on s'exprime, et on s'y exprime d'autant mieux que les règles sont plus contraignantes : elles fonctionnent alors comme des défis.
Jamais la facilité n'a permis l'expression. Elle ne traduit que les stéréotypes dont on est prisonnier.
Or, s'exprimer, c'est se libérer de ces stéréotypes. Et, contrairement à ce que d'aucuns croient, s'en libérer, ce n'est pas faire, dire ou penser leur contraire : ceux qui prennent le contre-pied de la mode, en sont tout aussi dépendants que ceux qui la suivent aveuglément.
Ce sont donc des règles de jeu qui permettent de s'amuser avec le plus de liberté. Et c'est grâce à elles que, souvent, on va faire des découvertes sur soi-même et sur les autres.
Si, dans un atelier d'écriture auquel participent une dizaine de personnes, vous demandez à celles-ci d'écrire "un texte libre", il y a gros à parier que l'on aura — si l'on obtient des textes... car beaucoup vont renoncer ! — une majorité de platitudes décevantes.
Mais si vous leur proposez, par exemple, d'écrire un texte sur ce qu'ils veulent (en contenus comme en quantité), mais en précisant que la seule contrainte est que le premier mot commence par la lettre "a", le second par un "b" et ainsi de suite, jusqu'à "z", avec la possibilité de poursuivre, si on le veut, l'ordre alphabétique à l'envers ; si vous accompagnez cette consigne de la documentation nécessaire et notamment des dictionnaires, on peut alors faire un certain nombre d'observations :
* Tout le monde va produire un texte, plus ou moins long, mais assez cohérent en général.
* Tout le monde s'est amusé à le produire.
* Les dix textes obtenus sont tous différents, et révèlent des stratégies de résolutions du problème différentes, qu'il est alors amusant d'analyser.
* Les auteurs sont les premiers surpris de leur production, et sans que personne ne se mêle de les interpréter, reconnaissent qu'ils y font des découvertes sur eux-mêmes...
* les auteurs sont ravis.
Ils sont alors mûrs pour entrer dans l'Ouvroir de Littérature Potentielle, et pour lire, entre autres, "La disparition" de Georges Pérec...

Je peux attester que cela marche de la même manière avec des enfants — sur des règles plus "accessibles" à leur âge — mais avec le même plaisir.
Et c'est ce qui les rend capable, très tôt, de repérer les règles d'écriture des poèmes qu'ils rencontrent, donc de mieux savoir les lire, et de pouvoir enfin faire du "à la manière de..." qui ait un sens. C'est-à-dire, produire un texte nouveau, non en copiant l'œuvre (comme on le voit faire trop souvent !), mais en jouant avec les mêmes règles d'écriture, en les mélangeant, ou en les transformant..

C'est alors qu'on obtient un véritable PLAISIR D'ÉCRIRE, dès le CP, fort éloigné des pensums que sont si souvent les atroces "sujets de rédaction" qu'on continue d'imposer aux enfants, où ils n'apprennent, pour la plupart, que l'ennui d'écrire : qui n'a souffert, comme moi, de voir son rejeton soupirer devant sa feuille vierge : "j'ai pas d'idées pour ma rédaction !!".

Comme dirait le bon La Fontaine : "Quelles choses par là peuvent nous être enseignées ?" Tout comme lui, j'en vois deux :

1- la première est de l'ordre théorique : c'est qu'écrire se fait toujours sur règles — non point "règles de grammaire" — mais règles ludiques d'écriture.
* En communication, ce sont les règles du jeu social, codifiées ou non, que l'on n'a pas à appliquer, mais avec lesquelles on a à jouer, telles quelles, ou en les transformant pour produire des effets délibérés, amusants ou choquants..., selon le projet de communication.
* En expression, ce sont des règles de jeu d'écriture, trouvées dans la littérature ou inventées, à partir desquelles on peut retravailler les textes produits, s'ils semblent le mériter, pour aller jusqu'à la littérature et la poésie, et les soumettre à d'éventuels lecteurs.
Dans les deux cas, le jeu est aussi du travail, mais du travail qui "paie", et qui donne du plaisir.

2- La deuxième est d'ordre pédagogique : pour installer le plaisir d'écrire, il faut mettre "des biscuits" à la disposition des enfants, et non les laisser devant une feuille blanche avec mission de trouver à la fois des "idées" et la manière de les présenter...
Surcharge cognitive, vous connaissez ?
Quand on souhaite que les enfants produisent des textes, il leur faut des points d'appui pour démarrer.
En communication, ils les trouveront dans les données et les enjeux d'une situation réelle (et non dans un "sujet de rédaction").
En situation d'expression, c'est sur des règles de jeu qu'ils pourront s'appuyer...
Mais les uns comme les autres de ces "points d'appui" seront commentés en classe, avec l'enseignant, AVANT de commencer à produire les textes souhaités : mobiliser les savoirs dont les enfants ont besoin — et non attendre qu'ils le fassent tout seuls, pour repérer ceux qui en sont capables et les affubler du titre de "bon élève" — est le B.A.BA du métier d'enseignant et le commencement incontournable de toute activité proposée en classe.

Il va de soi que le travail de petits groupes (trois enfants par groupe d'écriture) est nécessaire à l'école primaire, si on veut qu'ils acquièrent la confiance et la maîtrise indispensables au travail individuel qui les attend au collège et après.
Les copains de l'AFL disent que c'est à plusieurs qu'on apprend à lire tout seul... Ils ont raison.
A écrire aussi.