Voici cette lettre dans son entier.

De : M.C. Perrin-Faivre, professeur de Lettres à Nancy :
“Je le fais pour vous…” a dit notre collègue, Lise B. professeur de Béziers, qui, en proie à un désespoir absolu, s'est immolée dans la cour de son lycée.
Qui, vous” ?
Vous, chers élèves, dont je ne cherche pas à me faire aimer avant toute chose, car je veux rester sourde à la cote d'amour censée mesurer ma valeur au sein de la communauté éducative”. Vous ne serez jamais, pour moi, les gamins dont il est question dans les salles des profs”, car je ne serai jamais ni votre mère, ni votre copine. Mais savez-vous encore la différence entre un professeur, une mère et une copine ? Ce n'est pas un père trop souvent absent, irresponsable ou immature lui-même, très souvent votre meilleur copain, qui vous l'apprendra ! Oui, je continuerai à réclamer le silence en début de cours et à vous laisser debout tant qu'il ne sera pas de qualité. Ce n'est pas là volonté militariste de vous humilier, mais condition nécessaire à mon enseignement : délimitation d'un espace, la classe, où l'on doit entendre la parole d'autrui : celle des grands auteurs dont les textes que nous lisons font entendre la voix, respect de la mienne, simple passeuse de savoir, chargée de structurer votre parole, afin que vous puissiez, à votre tour, vous faire entendre et être pris au sérieux, respect de la voix de vos camarades qui s'exercent à formuler leur pensée.
Mais veut-on encore vous apprendre à penser ?
Oui, je continuerai à faire la chasse aux portables et aux I-Pods en cours pour les mêmes raisons.
Oui, je sanctionnerai, autant que mes forces me le permettront mais il ne faut préjuger de rien, l'usure gagne vos retards systématiques, votre désinvolture, vos comportements égocentriques, insolents, agressifs et insultants, car je suis un être humain, nanti d’un système nerveux qui n'est pas à toute épreuve, mais conserve le sens de la dignité, de la mienne comme de la vôtre.
Non, je ne ferai pas de stage pour apprendre à gérer les conflits” et mon propre stress, comme si des ficelles psycho-techniques pouvaient se substituer à la loi qui doit être appliquée, à l'ordre que l'institution doit avant tout garantir, afin de nous protéger vous et moi contre tout acte de violence verbale ou physique, condition sine qua non pour commencer à pouvoir travailler. Non, le prof n’est pas un outil qu'on doit rendre plus performant pour vous mater, vous manipuler ou vous séduire.
Non, je ne négocierai pas mes notes, malgré les pressions : celles de l'administration qui sait si bien faire porter la responsabilité d'une moyenne de classe trop basse au professeur, toujours trop exigeant et trop sévère ; celle de nos inspecteurs qui nous invitent à l'indulgence” dans les commissions d'harmonisation du Brevet et du Bac et nous enjoignent de revenir sur les copies aux notes trop basses ; celles de vos parents qui, dans leur grande majorité, s'alarment à la première de vos faiblesses et me font savoir que l'année dernière, ça marchait pourtant si bien avec M. Machin (lequel n’hésitait pas, pour avoir la paix, à surnoter de la manière la plus démagogique qui soit) ; et celles que vous-mêmes savez si bien exercer sur les adultes”d'aujourd’hui, plus prompts à laisser faire, à négocier des contrats, qu'à faire respecter des règles, sans faiblir sachant qu'ils n’en tireront jamais aucune gratification immédiate – et qui semblent devenus incapables de supporter cette frustration inhérente à leur fonction d'enseignant et maintenant d'éducateur.
Non, je ne me transformerai pas en animatrice de MJC , pour ne pas “vous prendre la tête, ou parce que apprendre et travailler vous gave.”.
Vous, chers collègues, broyés un peu plus chaque jour par une institution qui ne vous protège plus, en dépit de l'article 11 du code de la Fonction Publique qui est encore censé protéger le fonctionnaire contre les outrages ou délits exercés à son encontre dans l'exercice de ses fonctions.
Vous qui jonglez désespérément avec les impératifs de vos programmes qu'il vous faut boucler impérativement dans l'année, mais que l'on vous enjoint d’adapter à chacun de vos élèves dont les niveaux sont, d’une année sur l'autre, plus disparates au sein d’une même classe (puisque les plus perdus passent dans la classe supérieure au bénéfice de l’âge ou malgré l’avis des professeurs).
Vous qui vous efforcez de maintenir encore les apparences, alors que tout le système est fissuré ; vous qui direz au conseil de classe : Tout va très bien Madame la Marquise, ou , Avec moi ça se passe bien, alors que vous pouvez, sans guère vous tromper, annoncer en début d'année, qui sera reçu ou non au Brevet, car les jeux sont faits en septembre et que, pour l’essentiel, vos cours sont devenus très souvent une garderie culturelle où vous tentez de maintenir laborieusement une relative paix sociale, en limitant vos exigences, en surnotant, en renonçant un peu plus chaque jour à transmettre ce que vous avez reçu, car “l'enfant, au centre du système, doit construire lui-même son savoir”, choisir ses matières, ses options, pour un projet devenu essentiellement professionnel. Les valeurs humanistes qui vous ont structurés sont chaque jour un peu plus bafouées au sommet de l'Etat. Il s’agit maintenant d'évaluer des compétences à travers des grilles d'évaluation fabriquées par et pour l'entreprise, au niveau européen, compétences dites souvent transversales qui n’ont plus rien à voir avec l'acquisition de savoirs exigeants dans des disciplines bien précises. Le livret de compétences doit garantir “l'employabilité future”de ceux qui sortiront du système sans diplôme national reconnu et sans qualifications.
Vous, les professeurs d’'Humanités (latin et grec) dont il est de bon ton de ridiculiser vos enseignements, que l'on s'est employé à reléguer très tôt ou très tard dans la journée du collégien ou du lycéen, de manière à faire chuter inexorablement les effectifs ; vous qui transmettez les fondements de notre culture et qu'on met en concurrence en 3ème avec l’option DP3, découverte de l'entreprise…
Vous qui enseignez une option que nos élèves-consommateurs peuvent essayer au gré de leur fantaisie et abandonner sur une simple lettre de parents qui obtiendra l'arrêt souhaité, pour peu que les notes de latin du chérubin ne lui fassent baisser sa moyenne. Vous qui vous sentez responsables, voire coupables, du désintérêt que ces matières suscitent, vous à qui vos inspecteurs-formateurs suggèrent de rendre vos cours plus attractifs (sorties, jeux, Olympiades…) tout en vous sommant de vous conformer aux Instructions Officielles qui ne transigent pas avec les connaissances grammaticales à acquérir .Vous dont les classes ne doivent jamais s'ennuyer ! Vous qui êtes, même aux yeux de vos collègues, le prof ringard qui persiste à enseigner des savoirs désuets et inutiles et qui ne devrait pas se plaindre…vu ses effectifs réduits.
Vous qui vieillissez, vous qui vous fatiguez plus vite, vous qui êtes maintenant une loque en fin de journée, lasse du bruit et des tensions incessantes, à qui le système demande désormais de rendre compte chaque jour, sur un cahier de textes numérique, de ce que vous avez fait en classe, heure par heure ; vous que Big Brother place ainsi sous le contrôle permanent de vos supérieurs et des parents d’élèves ; vous qui pourrez dorénavant recevoir chaque soir, chez vous, des mails d’élèves, ou de leurs parents, jugeant normal de vous interpeller par écrit et attendant bien sûr de vous la réponse rapide qui leur est due. Vous qu’on flique honteusement comme on ne le fait pour aucune profession. Vous à qui la société entière peut ainsi demander des comptes à tout moment ; vous qu'on livre à toutes les pressions aisément imaginables et qu'on place dans la situation de devoir vous justifier, de vous défendre sans cesse, car vous êtes devenu le fonctionnaire, bouc-émissaire par excellence, livré régulièrement en pâture à l'opinion publique.
Vous qui ne comprenez pas l'engouement aveugle, incompréhensible de vos jeunes collègues pour l'informatique, le numérique, censés séduire nos nouveaux publics” et stimuler leur envie d''apprendre, alors qu’'ils se lassent du gadget pédagogique comme ils se lassent si vite de tout dans un monde consumériste où le seul principe qui vaille est le “tout, tout de suite”, dans un tourbillon de désirs sans cesse renouvelés et toujours insatisfaits.
Vous qui en perdez le sommeil ; vous qui ne pouvez travailler avec ce couteau sous la gorge, vous qui tentez de reconstruire chaque soir une image acceptable de vous-même au travail avant de vous en remettre au somnifère ou à l'anxiolytique qui vous permettra, enfin, de dormir, car vous ne pouvez imaginer tenir vos classes demain sans ces heures de sommeil.
Vous qui travaillez en apnée entre ces périodes de vacances que tous vous envient et vous reprochent, ultimes bouées qui vous permettent de vous reconstituer avant de découvrir, à chaque rentrée, que la situation se détériore irrémédiablement et que vous êtes, vous, professeur, jeune ou vieux, en première ligne chaque jour, de moins en moins sûr de tenir, si une volonté politique ne rappelle pas, très vite à chacun (parent, élève, professeur) la place qui devrait être la sienne dans une institution laïque et républicaine, si elle ne vous rend pas de toute urgence votre dignité, votre autorité, et des conditions de travail et de salaire décentes.
Vous, parents, élèves, professeurs, qui espérez qu'on tirera une leçon du sacrifice de notre collègue.…
Quelle leçon ? Telle est la question !


La réaction de Laurent Carle :

Entre les lignes, sous la non déclaration d’amour, on devine un probable mépris, une possible détestation, peut-être circonstancielle et provisoire. Aucun sentiment n’est définitif. Quand on souffre, il est tentant d’en chercher dans l’entourage proche « le ou les responsables », présents au regard. Le plus souvent, ceux dont la « tête » les désigne sans l’ombre d’un doute. Ensuite, les parents, le ministre et les « pédagogistes ». On cherche rarement les causes dans l’histoire, dans la théorie scolaire de référence adoptée, bien souvent sans esprit critique, dans les modes relationnels dominant au sein de l’institution, « ce qui se fait », dans les tenants et aboutissants qui nous ont conduits là où nous sommes, c’est-à-dire dans la complexité de la vie.
Simplification rime avec suspicion, pas avec raison.
Si, pour examiner le problème en le recadrant sous un angle nouveau, après leur avoir fait lire sa lettre ouverte, on sondait les élèves de cette indignée, à travers un questionnaire anonyme du genre :
o Te considères-tu comme le fils, la fille de ta prof ?
o Te considères-tu comme le copain, la copine de ta prof ?
o Te considères-tu comme le gamin, la gamine de ta prof ?
Coche la question avec laquelle tu es d’accord.
Que révélerait le sondage ?
On devine le résultat. Elle ne sera jamais maman-copine, non parce qu’elle s’y refuse, mais par non consentement de ses « tourmenteurs ». Ils ont bien saisi la différence entre leur prof et leur mère. Elle est bien la seule à en douter.

Cette malheureuse prof, qui « n’aime pas ses élèves », parce qu’elle souffre probablement de n’être pas aimée d’eux, déclare ne pas vouloir s’en faire aimer. Elle tente tardivement de prendre de vitesse les non sentiments qu’elle leur inspire depuis longtemps. Cette « simple passeuse de savoir » ignore que pour que le savoir (les contenus) passe, il faut d’abord que la relation passe bien. De même, elle ignore que ce qu’on apprend, élève, c’est pour tout de suite et non pour plus tard, quand on sera grand.
Ancienne brillante élève, douloureuse enseignante aujourd’hui, elle n’eut sans doute jamais à souffrir des humiliations et sarcasmes que subissaient certainement ses anciens condisciples moins chanceux, qualifiés « mauvais élèves », voués à la stigmatisation et bâtés de punitions par des professeurs « exigeants et sévères ». À son insu, en même temps que les contenus, ses vieux professeurs lui ont « appris » le métier. L’enseignement scolaire traditionnel vise à reproduire éternellement les mêmes méthodes, à s’adresser aux élèves comme s’ils étaient tous de futurs enseignants, clones de ceux du passé.
Tous séminaristes.
Le bon séminariste s’emploie à reproduire leurs méthodes, à les imiter par le geste, par la voix, par la mise en scène. Et ça ne marche plus comme de son temps, constate-t-elle ! En fait, ça ne marche qu’avec les « bons élèves », comme autrefois, comme toujours. Mais elle s’acharnera sans plier, comme elle le promet à ses élèves d’aujourd’hui. **
Elle ne peut pas revenir sur ses convictions paralysantes pour la pensée parce que, faute de formation et de lectures appropriées, elle ne dispose pas d’une théorie didactique alternative à la théorie dominante qu’elle a avalée, très jeune, sans sourciller : ensemble d’idées reçues et de clichés, légués par la tradition, renforcé par l’idéologie, somme de croyances installées comme des vérités « éternelles » incontestables.
Ni coupable, ni responsable de sa vision du monde et de l’école, elle n’ouvre jamais un ouvrage traitant de pédagogie. Les grands prêtres de l’idéologie en ont fait un tabou, les gardiens du temple, un épouvantail. Pour sauver leur audience, leur autorité, leur réputation et leur carrière, masquant leurs intérêts personnels sous l’apologie de l’ancienneté « tout était merveilleux dans le passé, gardons-nous des méthodes modernes ! », comme les stratèges de la grande guerre, ils envoient au front une infanterie armée de « méthodes » historiques, des arbalètes. Piégée, victime et complice à la fois, prisonnière de son conformisme et de l’idéologie qui lui interdit de s’informer en pédagogie, elle cherche son salut dans le défi, comme au temps des chevaliers. Sa déception est à la mesure de ses attentes et de ses illusions de croyante. Élève première de sa classe, pendant sa scolarité, outre le bonheur d’apprendre, elle a toujours « réussi » (gagné) et connu les satisfactions des « bons élèves ». Elle a reçu beaucoup de renforcements positifs sous forme de bonnes notes, de félicitations, de médailles, toutes rétroactions gratifiantes. Cette longue liste de bonheurs « mérités » d’élève « méritante » lui a donné à croire que lorsqu’on est prof, on est plus que première, on est super première et on mérite d’être écoutée avec béatitude, admirée avec envie.
Malheureusement pour elle, elle ne se rappelle pas avoir côtoyé, élève, des camarades malheureux et douloureux. Elle ne s’est pas préparée à comprendre et soutenir par une pédagogie appropriée les futurs élèves en difficulté avec l’enseignement magistral, avec la classe magistrocentrée. Confondant toujours enseigner et apprendre, elle croit dur comme fer qu’il suffit d’enseigner pour que les élèves s’instruisent, reportant systématiquement et inconsciemment le temps des apprentissages au dehors des heures de classe.
Elle ignore donc que cette stratégie didactique favorise les enfants qui ont la chance de pouvoir bénéficier d’une bonne culture écrite familiale, mais interdit concrètement aux autres d’apprendre quoi que ce soit par la médiation écrite. Elle ignore que l’école telle qu’elle l’a connue, enfant, qu’elle croit avoir connue, et qu’elle reproduit fidèlement, ne s’adresse, ne profite qu’à ceux qui y viennent pour faire homologuer leurs connaissances acquises ailleurs.
Dans ce contexte de verbalisme froid pour heureux gagnants, pour happy few, le cours du type « entendu-retenu » ne touche au mieux que les cinq « meilleurs » auditeurs, ceux qui savaient déjà avant d’entendre. Pour les autres, ce qui est dit n’a pas de sens. Est-il étonnant qu’ils finissent par ne plus écouter ? ***
La pédagogie à l’ancienne consiste à se placer au sommet d’une pyramide dont la base est constituée par les élèves. Et à s’y tenir coûte que coûte. Cela se nomme une relation complémentaire rigide. Mais si, par malheur, ses partenaires ne se soumettent pas à cette définition imposée, la relation se transforme en relation symétrique d’abord, relation basée sur l’égalité mathématique — chaque partie reprenant en miroir les attitudes d’en face —, en escalade symétrique ensuite, chaque partie cherchant à être plus égale que l’autre. Autrement dit, la guerre.
Pour que le jeu redondant cesse, il faut, soit que l’une des parties sorte du jeu, issue impossible dans le système scolaire, soit qu’un peu de complémentarité souple, introduite par un tiers, vienne donner de la souplesse à la relation. Encore faut-il que la prof prenne de la distance avec les anciens modèles de « relation pédagogique » dont elle a hérité inconsciemment de ses propres enseignants et que lui martèle sans cesse la propagande. ****
On ne peut espérer voir les élèves devenir plus sages que leur prof. La prise de distance et l’élucidation de la situation problématique peuvent se faire à l’occasion d’une démarche vers une psychothérapie.

Et si on cherchait l’explication du problème au-delà des murs de la classe ?
Quatre obstacles majeurs pour la compréhension, à l’entrée dans le métier, de ce qui fait savoir : la transmission nécessaire et obligée de la connaissance par le vecteur « relation enseignant-enseigné », l’amour pédagogue. Opacité des missions et incompréhension des rôles ont pour conséquence l’entrée en nombre de candidats plutôt bons élèves, peu innovateurs, peu entrepreneurs, peu chercheurs, ayant peu le goût de la communication, du risque, de l'improvisation, de la coopération, de l'expérimentation, voire de l'aventure didactique (P. PERRENOUD). Chez ces candidats que le changement effraie, qui fuient la relation, quand ils seront sur le terrain, la désillusion, le désappointement, l’amertume et la rancœur envahiront leur humeur, comme chez M.C. Perrin-Faivre :

1. À l’embauche, aucune exigence d’expérience personnelle d’activités éducatives ou seulement de rencontres et de relations avec des groupes d’enfants, de petits enfants ou d’ados, soit dans des centres de loisirs, soit dans des centres de vacances… ou autres lieux collectifs de l’enfance. Tout diplômé, sans expérience relationnelle, à peine sorti de l’université peut se transformer en professionnel de la transmission, sur la seule foi de ses savoirs universitaires supposés, censés contrôlés par les épreuves de concours. Comment le candidat peut-il savoir a priori si le métier lui conviendra ? Conséquence collatérale : dans l’école française, on paie les gens pour ce qu’ils sont censés être d’après leurs diplômes, non pour ce qu’ils sont capables de faire, pour ce qu’ils font réellement pour la société et pour leurs usagers.

2. Recrutement sans test de personnalité (conservateur/innovateur, casanier/aventurier, copiste/créateur, individualiste/coopérateur, intellectuel/manuel, introverti/extraverti), ni de motivation concernant une aptitude à - et un désir de - fréquenter des enfants en groupe, tous les jours… L’enseignement serait-il un métier pour solitaire et enseigner pourrait-il se faire sans élèves ? Le candidat ne sait pas s’il saura, s’il pourra, s’il aimera établir une relation pédagogique portée par l’Éros platonicien. Pire, il traversera toute sa carrière en ignorant, comme M.C. Perrin-Faivre qui s’en félicite, cette dimension première de l’acte éducatif. On ne le répétera jamais assez : l’amour pour la connaissance passe nécessairement par une relation affective spécifique entre enseignant et enseigné (PLATON, C.CASTORIADIS, E. MORIN).

3. L’idéologie dominante donne à croire aux candidats candides qu’enseigner n’est pas éduquer, que la pédagogie est une théorie futile et pernicieuse, inapplicable, gaspilleuse de temps autant dans la classe que dans les lectures professionnelles. Donc, inutile pour la formation. Le métier est défini comme transmission des savoirs, le maitre, comme technicien supérieur, orateur distributeur de savoirs finis, les élèves, comme récepteurs muets, réservoirs vides à remplir par l’oreille. Le bon déroulement du remplissage, opération avant tout technique, dépendrait de l’intelligence et de la quantité des savoirs cumulés dans la tête du professeur, ainsi que de l’intelligence et de la bonne volonté – entendons soumission – de l’élève. Élève et prof se trouvent ainsi mis, mécaniquement, en concurrence intellectuelle, ici en conflit, les élèves entre eux, en compétition. Il faudra cravacher pour faire courir l’animal, mais on aura bien du mal à faire boire « l’âne » qui n’a pas soif et qui, entêté, refuse d’avancer. La qualité de la relation est conseillée en tant que facteur facilitant mais secondaire : « on peut s’en passer ». La personne de l’élève est niée.

4. Aucune définition claire des rôles en direction du jeune débutant : enseignant-éducateur ou entraineur-sélectionneur et juge-arbitre ? L’employeur, l’autorité politique, se garde bien d’éclairer sa lanterne. Chacun « choisit » donc « librement » ce qui se fait dans son école, à savoir, partout. Il faut une énergie hors du commun pour se détacher de l’idéologie, refuser le modèle dominant, s’en démarquer, enseigner autrement et supporter la désapprobation. L’ignorance de masse habilement entretenue permet aux idéologues qui font l’opinion de faire avaler leur idéologie à des individus peu entrainés et peu vigilants, puis de leur proposer une explication simpliste à l’échec : l’échec scolaire n’est pas celui de l’école mais celui de l’élève qui n’a « pas assez travaillé ». [i]*****

Sans expérience préalable d’éducation de groupe, sans connaissance de soi, sans connaissance empirique de sa relation à l’enfance, sans idée de ce que signifie le mot pédagogie, sans définition claire du métier, des rôles et des missions, les yeux bandés, le débutant ne sait ni où il met les pieds, ni à quoi il s’engage, ni où il va. Désarmé, sans carte d’état-major, il n’a aucune arme à distribuer à ceux qui viennent en chercher auprès de lui. Ne sachant pas à quoi pourrait servir ce qu’il enseigne, sinon à former de futurs enseignants, à les mettre en forme, il en est réduit à répéter pour stimuler au « travail » laborieux et sans joie que c’est pour quand on sera grand. Pour ceux qui embrasseront son métier, ce n’est qu’un demi mensonge. Il risque alors de consacrer le temps d’une carrière à gâcher sa vie, faisant aussi courir le risque à ses usagers d’y perdre leur avenir. Aucun métier ne pouvant se pratiquer sans désir et sans plaisir, il lui faudra chercher des compensations qui ne consoleront guère. Le prof enfin titulaire, armé de techniques didactiques obsolètes, guidé par des théories construites sur des préjugés validés par des chercheurs acquis à la théorie dominante, sans connaissance exacte de la psychologie du jeune public à qui il s’adresse, trompé par les grands prêtres de l’idéologie, ne peut trouver du plaisir dans ce qu’il enseigne et en donner à ses enseignés. Il n’est pas tout à fait vraiment libre. Il l’est seulement de penser, d’agir, d’enseigner comme on doit (A. LECIGNE et D. CASTRA), à savoir dans l’intérêt des classes dominantes. Car les gardiens du temple veillent.
La liberté de pensée n’est pas donnée. Elle s’acquiert, se conquiert de haute lutte, dans un combat ouvert et délibéré contre l’idéologie qui, comme l’infection du sang par les microbes, envahit les esprits et affaiblit l’intelligence insidieusement, invisiblement. Si on ne la combat pas, elle provoque une forme bénigne et banale, mais contagieuse, d’asthénie intellectuelle : le conformisme.
Pour surmonter ces obstacles, sans véritable formation, sans armes, il faut d’abord avoir accès à l’information sur les théories de l’enseignement, de l’éducation, sur les outils qui apprennent plutôt que sur ceux qui enseignent, ensuite une volonté de combat et un courage extraordinaires. Mais il est plus facile et plus confortable de s’aligner sur la majorité qui puise ses méthodes et ses représentations professionnelles dans la tradition intériorisée, dans les idées reçues pendant les conversations de pause café, cette majorité qui ne se pose pas de questions quant aux effets toxiques de la doxa sur les élèves. C’est pourquoi les enseignants « refuzniks », audacieux et autonomes sont rares et marginaux. C’est pourtant sur la marge de l’institution et dans l’animation d’une classe pédagogique qu’on trouve du plaisir dans le métier et qu’on en donne. Comme le dit Josef, « on ne pourra éprouver un réel plaisir à exercer ce métier que s'il est partagé, ce plaisir, par l'ensemble des enfants. Non pas par quelques-uns, toujours les mêmes... »

Si on interrogeait l’histoire ?
Le peuple français a cessé d’être révolutionnaire à partir du jour où les plus pauvres, le gros des troupes, ont abandonné le projet de se battre tous ensemble pour une république égale, juste et fraternelle « liberté, égalité, fraternité » et, cédant à la tentation de la compétition individuelle « chacun pour soi », se sont laissés bercer par l’espoir illusoire que, grâce à l’école publique, leurs enfants grimperaient individuellement, un peu égoïstement, dans la hiérarchie des classes sociales. Pour qu’ils ne changent plus d’avis, pour qu’ils ne rechutent pas dans leur folie révolutionnaire, les gardiens du temple, de la liturgie et des privilèges leur chantent quotidiennement le refrain du mérite : la liberté, l’égalité, la fraternité, la dignité, la justice et une vie décente seraient des privilèges réservés aux Français bien nés, aux héritiers, mais accessibles à qui les mériterait en « travaillant bien ». Inutile de les conquérir par la volonté du peuple, comme en 89 ! ceux qui n’y parviennent toujours pas encore aujourd’hui, malgré « l’égalité des chances », y sont bien pour quelque chose ! Ce ne fut que sur les champs de bataille républicains que les pauvres obtinrent un pouvoir collectif, celui de mourir tous ensemble pour la patrie. Les historiens du régime préfèrent chanter la gloire des poilus dans les tranchées populaires, où l’on entrait sans diplômes et sans concours, que celle des communards sur les barricades de Montmartre. Le peuple des champs et des villes, classes sociales majoritaires en nombre mais sans pouvoir, s’est patriotisée pour le meilleur peut-être, pour le pire certainement.
À la sortie de l’école, ceux qui maitrisent mal l’écriture et la lecture, l’orthographe aussi, forcément, puisque sa maitrise suppose qu’on ait appris à lire sans sons - pendant 14 années pourtant - ceux qui ne respectent plus les profs, ont quand même appris à voter. Ils savent que, dans une élection, il faut choisir le candidat des banquiers issu de Neuilly plutôt que celui des ateliers sorti de leurs rangs. Tant que le système scolaire remplit les missions d’un appareil idéologique d’état et de reproduction de la hiérarchie sociale, la majorité de droite au pouvoir tolère les rares pédagogues, rares à chercher avec une lanterne. Il les tolère d’autant mieux que ses idéologues les stigmatisent ironiquement en les étiquetant pédagogistes.
Combien d’hommes politiques de gauche savent la nécessité et l’urgence démocratiques d’introduire la pédagogie dans les écoles et de transformer enfin le système scolaire en système éducatif ? Si tous les enseignants devenaient miraculeusement pédagogues, donc subversifs, si l’enseignement public instruisait tous les enfants sans condition de « mérite » individuel, c’est-à-dire sans distinction d’origine sociale, donc démocratiquement, alerte !!! les détenteurs du capital et du pouvoir politique, la droite et le centre, fermeraient les écoles publiques. Ou, plutôt, comme les autres services publics, ils les sous-traiteraient par concession de 99 ans à des groupes d’investisseurs. Les directeurs nommés par les conseils d’administration recruteraient scientifiquement leurs enseignants, « employés » formés « maison », pour leur allégeance à l’idéologie du mérite et leur refus de la pédagogie. Ce serait très violent pour les maitres pédagogues. Pour la plupart des élèves, par comparaison avec leur situation actuelle, cela ne changerait pas grand-chose.

Je remercie Josef dont la contribution enrichit ma réflexion et m’entraine à penser plus avant.

Notes :
* Le caractère fonctionnel de l’enseignement conduit à réduire l’enseignant au fonctionnaire. Le caractère professionnel de l’enseignement conduit à réduire l’enseignant à l’expert. L’enseignement doit redevenir non plus seulement une fonction, une spécialisation, une profession, mais une tâche de salut public : une mission. Une mission de transmission.
La transmission nécessite évidemment de la compétence, mais elle requiert aussi, outre une technique, un art. Elle nécessite ce qui n’est indiqué dans aucun manuel, mais que Platon avait déjà indiqué comme condition indispensable à tout enseignement : l’ÉROS, qui est à la fois désir, plaisir et amour, désir et plaisir de transmettre, amour pour la connaissance et amour pour les enseignés. L’éros permet de dominer la jouissance liée au pouvoir au profit de la jouissance liée au don. C’est cela qui, en tout premier lieu, peut susciter le désir, le plaisir et l’amour de l’élève et de l’étudiant.
« Là où il n’y a pas d’amour, il n’y a plus que des problèmes de carrière, d’argent pour l’enseignant, d’ennui pour l’enseigné. La mission suppose évidemment la foi, ici foi dans la culture et foi dans les possibilités de l’esprit humain. La mission est donc très haute et difficile puisqu’elle suppose en même temps art, foi et amour. »
Voilà, formulé avant d’avoir lu la lettre ouverte, un commentaire de texte anticipé d'Edgar MORIN, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, 2000.

*bis Il n’y a pas de pédagogie si l’élève n´investit pas, au sens le plus fort du terme, à la fois ce qu´il apprend et le processus d´apprendre ; et il ne peut l´investir, car l´être humain est ainsi fait, que moyennant l´investissement d´une personne concrète, moyennant un Éros platonicien. (...) Personne n´ose soulever la question de la capacité des enseignants à susciter l´Éros de leurs élèves. (...) Si les enseignants ne sont pas capables d´inspirer aux enfants l´amour pour à la fois ce qu´ils apprennent et pour le fait d´apprendre, ce ne sont pas des enseignants. Sans cela, on peut éventuellement sortir d´un lycée comme une bête à concours, non pas comme quelqu´un d´ouvert au monde et passionné par cette énorme dimension de l´existence humaine qu´est le savoir.
Cornélius CASTORIADIS, Psyché et éducation, 1991.

** Les pédagogies les plus prometteuses, que défendent souvent les institutions de formation, exigent en général des enseignants un goût de la communication, du risque, de l'improvisation, de la coopération, de l'expérimentation, voire de l'aventure didactique qui ne font pas partie du profil de base des gens qui s'orientent vers l'enseignement. Les enseignants sont généralement d'anciens bons élèves plutôt que des innovateurs, des entrepreneurs, des chercheurs. Un peu plus de réalisme amènerait à voir que l'essentiel du travail de formation est de susciter l'adhésion de principe et le développement personnel avant d'instrumenter.
Ainsi, pour organiser la communication en classe, ce n'est pas de compétences linguistiques que les enseignants ont d'abord besoin, c'est d'aisance et de plaisir dans la mise en place et l'animation de telles situations…
Philippe PERRENOUD (La formation des enseignants entre théorie et pratique)

*** Le lycée et l’université ne m’ont pas apporté le plaisir de comprendre. Il fallait réciter, répéter, rapporter. Pas comprendre. Pour obtenir un diplôme, il suffit de répéter à peu près ce qui est écrit… Faut pas aimer trop la vie, c’est un handicap pour l’école. Mais si on est un peu routinier, un peu anxieux, obéissant, soumis, on est parfaitement adapté à l’école. L’école et l’université fabriquent des perroquets diplômésBoris CYRULNIK

**** On ne peut pas résoudre un problème sans changer l’état d’esprit qui l’a engendré. Albert EINSTEIN.

***** « Le paradoxe est bien là : le monde enseignant ne peut faire ce qu'il fait, c'est-à-dire contribuer au maintien de l'ordre symbolique, qu'en pensant ou faisant comme s'il ne le savait pas. C'est bien sur ce dernier point - les rapports entre ce que les gens croient et ce qu'ils font - que repose en fait la vitalité du système : l'idéologie fournirait aux acteurs du monde éducatif un corps de représentations partagées qui guident autant qu'elles justifient leurs pratiques professionnelles. Bien évidemment ces représentations collectives offrent toutes les ressources pour résoudre les problèmes que rencontrent les acteurs du monde éducatif au quotidien. C'est sans doute pourquoi les maîtres ne définissent pas la culture scolaire pour ce qu'elle est : des aptitudes susceptibles d'être acquises par le plus grand nombre d'élèves dès lors qu'on leur en fournit les moyens, et non une virtuosité réservée à quelques élus. L'attitude personnologique consistant à imputer la responsabilité de l'échec à l'élève (ou à sa famille) permet aux enseignants de ne pas voir dans l'exclusion scolaire un trait consubstantiel de l'idéologie libérale qui fait que "chaque élève a ce qu'il mérite".
Confrontés à l'échec scolaire, il ne reste plus aux maîtres qu'à souligner les dysfonctionnements du sujet, son manque de compétences ou encore d'autonomie, discours justifié en partie de l'intérieur même du système par des experts-psychologues le plus souvent formés et mis en place par l'institution scolaire elle-même.
»
André LECIGNE et D. CASTRA (enseignants en psychologie sociale à Bordeaux 2), L'école, un monde juste ? ou "de la liberté d'enseigner comme on doit", in Psychologie et Éducation n°54, 2003