On ne répétera jamais assez que l'échec scolaire n'a rien à voir avec une maladie des élèves qu'il faudrait soigner. Ce n'est pas l'élève qui est malade, c'est l’enseignement qu'on lui propose — et qu'on lui a proposé jusque là.
On ne répètera jamais assez non plus qu'enseigner, c'est un "jeu à deux" (Y. Chevallard), et que si le jeu n'aboutit pas, ce n'est la faute ni de l'un ni de l'autre des joueurs, mais celle de la relation d'enseignement qui les unit.
Le but du jeu en effet, c'est que l'enfant s'approprie le savoir attendu par l'Institution, et l'enseignant a pour tâche de favoriser cette appropriation. Si ce résultat n'est pas atteint, c'est que l'action censée favoriser l'appropriation du savoir n'a pas été adaptée à cet objectif. Ce n'est pas une question de qualité (il est absurde d'incriminer l'enseignant), c'est une question d'adaptation. La relation : "but visé /moyens pour l'atteindre" a manqué de cohérence, parce que l'enseignant a manqué de connaissances théoriques et pratiques pour lui en donner.
Le problème est donc bel et bien une question de formation des enseignants, et l'on comprend bien que sortir de la classe, l'enfant-qui-ne-réussit-pas pour le "soigner" ailleurs, ne peut être une solution satisfaisante, puisque c'est dans la classe que les choses se passent, et que les difficultés se créent.

Si les difficultés se créent dans la classe, cela ne signifie nullement que l'enseignement qui y est donné serait MAUVAIS. Cela signifie que cet enseignement — quelles qu'en soient les qualités, souvent réelles — ne prend pas en compte la personne de l'élève.
C'est pour cela qu'une "formation" reposant sur cinq ou six — ou plus — années de master ne permettra jamais à un enseignant d'être un "bon prof". La maîtrise des contenus est évidemment essentielle, mais totalement insuffisante. Pour être enseignant, il faut savoir prendre en compte l'élève en tant que personne, et cela ne s'improvise pas.

Que signifie concrètement, prendre en compte, dans son enseignement, l'élève en tant que personne ?

1- Concevoir le travail en classe, comme se faisant avec des partenaires, reconnus comme tels et non comme des récipients dont la seule tâche serait d'écouter attentivement, pour engranger le maximum de ce qui est envoyé par le maître, et être capable de le réciter ensuite sans erreur, comme le stipulent les programmes officiels.
Ces partenaires ont des savoirs, parfois erronés, ou incomplets, qu'on ne peut ignorer, faute de quoi, le discours nouveau ne sera pas entendu. Ce sont toujours les savoirs-déjà-là qui priment.
Ceci est du reste vrai pour tout le monde ; c'est même une des règles de fonctionnement de de la communication : si je ne retrouve pas, dans ce qu'on me dit, au moins une miette de ce que je sais, je "n'entendrai" pas ce qu'on me dit, au sens propre du verbe. Ce n'est pas seulement une question de compréhension : c'est une question d'oreille. On n'entend pas ce qu'on ne reconnaît pas.
C'est ce qui se passe en classe pour une majorité d'élèves, pour qui le discours tenu est un ensemble de contenus incompréhensibles, formulés dans une langue largement étrangère.
Il est donc essentiel pour l'enseignant de connaître ces savoirs déjà-là, d'autant plus dangereux qu'ils sont plus approximatifs ou erronés. Il est essentiel que les enfants les "entendent" dans le discours tenus par le maître ; il est essentiel aussi que celui-ci sache organiser des situations-problèmes, qui vont, de l'intérieur, provoquer une re-mise en question de ces savoirs.

2- Savoir qu'il faut se heurter pour apprendre. Il faut être étonné, et commencer par ne pas comprendre. C'est aussi pour cela qu'une situation d'apprentissage doit être vécue à plusieurs. Dans un petit groupe, les étonnements ne sont pas forcément les mêmes, les incompréhensions ne se situent pas au même endroit. Et ce sont ces différences qui vont nourrir les échanges dans le groupe et enrichir chacun des participants. Etre enseignant, c'est savoir organiser ce genre de situations-obstacles. Cela ne s'improvise pas non plus.

3- Etre capable d'empathie à l'égard des élèves... Attention ! Cela ne veut pas dire qu'il faut les aimer... Même s'il est vrai qu'un enseignant qui n'aime pas les enfants (et il y en a...!) a peu de chances d'être capable d'empathie à leur égard, il faut savoir que le fait de les aimer est loin de suffire.
L'empathie, cette capacité à exprimer une chaleur bienveillante, sans être prisonnier de son affectivité, c'est sans doute une des choses les plus difficiles à apprendre. C'est peut-être pour cela qu'il faudrait un système de recrutement des candidats à ce métier qui prenne en compte certaines dispositions dans ce sens. En tout cas, c'est une dimension de la formation qui a toujours manqué, et qui est sûrement responsable de bien des échecs à l'école.
En fait, être enseignant exige qu'on soit capable de la même bienveillance à l'égard de tous les élèves, de ceux qu'on aime bien (en général, ceux qui ressemblent à nos propres enfants), comme de ceux qui nous agacent, de ceux qui ont l'air de ne jamais rien comprendre, comme de ceux qui réussissent sans efforts. Et cette capacité à débarrasser notre métier des aspects encombrants de nos sentiments, sans les perdre pour autant, est loin d'être facile à acquérir. Elle demande un énorme travail sur soi, qui n'a jamais fait partie de la formation, alors qu'elle en est presque l'élément essentiel.

4- Au moins peut-on demander à un enseignant d'être capable... de mémoire, pour se souvenir de ce que reproches et punitions provoquent chez un enfant. Jamais, au grand jamais, une punition n'a fait faire le moindre progrès. On me rétorque parfois à cela qu'un bon coup de pied aux fesses fait avancer celui qui le reçoit. Pas pour longtemps : il reculera à la première occasion, et cherchera l'angle favorable pour y répondre.
Si l'on veut voir disparaître l'échec scolaire, il faut que la classe soit un lieu de vie agréable, où chacun est en confiance, sans être jugé. Un endroit où il n'est pas interdit de rire et où il peut arriver qu'on s'amuse, y compris en travaillant la grammaire ou l'orthographe. Notre ami Pierre Frakowiak le rappelle dans un savoureux billet d'Educavox :
http://www.educavox.fr/Laissez-les-rire
Les enfants doivent savoir qu'ils sont là pour travailler, beaucoup, pour apprendre plein de choses, pour faire des choses difficiles, mais qui font grandir et dont on peut être fier, et surtout pour lesquelles ils sont aidés.
Je dis bien : "aidés", et non surveillés, contrôlés, menacés et punis quand ils ne réussissent pas.
Chacun sait bien que s'il est vrai que de telles classes existent, elles sont loin d'être majoritaires.

5-Tout ceci nous amène inévitablement au problème de l'évaluation et des notes.
Il faut une fois de plus rappeler qu'évaluer, ce n'est pas juger ; l'étymologie est ici trompeuse : nulle question de la valeur de ce qu'on évalue. Evaluer en classe, c'est mesurer des progrès. Et ça ne doit être que positif, car une évaluation négative est un danger pour la suite des apprentissages. Ce n'est pourtant pas faute que ces choses aient été dites et redites, sur ce blog et ailleurs, par de nombreux collègues chercheurs ou non... Et pourtant, on a bien l'impression que ce n'est pas du tout entendu. Donc il faut le redire encore.
D'abord, il faut rappeler que l'on ne peut évaluer que lorsque l'apprentissage — ou une partie de celui-ci — est terminé. On ne peut évaluer en même temps qu'on apprend. Si bien que si l'on met une note à tout ce que les élèves produisent (donc si on prétend évaluer ces productions...), cela implique qu'ils n'apprennent jamais à les produire.

Ensuite, il faut rappeler aussi qu'une évaluation consiste à comparer les savoirs d'avant le travail d'apprentissage avec les savoirs nouveaux, seul moyen de repérer des progrès. Mettre de façon pifométrique une note à une production ne peut donc rien avoir de commun avec une évaluation digne de ce nom. En revanche, elle ne peut être que reçue comme de l'arbitraire, évidemment injuste, d'autant plus qu'elle reste l'élément n°1 des appréciations : celles-ci s'appuyant rarement sur d'autres critères que les notes obtenues.
Ajoutons également que, pour couronner le tout, les notes sont traduites par une moyenne sur l'année — à la rigueur sur le trimestre — ce qui, de toute manière occulte définitivement toute notion de progrès. Cette absurde pratique introduit une double injustice : la "mauvaise" note du début de l'année devient un boulet que l'on traîne jusqu'aux vacances.
Enfin, cette caricature d'évaluation ignore totalement la personne de l'élève : n'étant accompagnée d'aucune régulation, d'aucun entretien avec l'élève, elle n'accorde aucun intérêt à la manière dont l'apprentissage a été vécu, et refuse d'avance toute remise en question de l’organisation du travail. L'élève est traité comme un objet, sans aucun droit à la parole, sur ce qui détermine son avenir. Si l'on objecte qu'il a le droit de parler de ses vacances, voire de ses rêves, ces droits ne sont que des leurres : la seule parole dont le droit est indispensable à un élève — et qui lui a de tout temps été refusée (les exceptions sont rarissimes) — est celle de son vécu d'apprentissage, de ce qu'il a compris, de ce qu'il n'a pas compris, de ce qui lui a paru injuste, de ce qui l'a étonné, ou amusé, mais aussi de l'écart qui sépare ce qu'il n'a pas su faire au "contrôle" et ce qu'il sait en réalité. Les exercices dits d'évaluation sont loin de refléter la réalité des savoirs des élèves : certains ont eu "bon", par coup de pot (j'en ai pas mal d'exemples dans mon histoire personnelle !), et d'autres peuvent avoir bien compris le cours et rater l'exercice parce que leur petite amie ne les aime plus, ou qu'on s'est moqué d'eux...
Tout ça est essentiel dans la vie d'un enfant.
Le refus de prévoir de tels moments dans la vie de la classe est une des causes majeures de l'échec des prétendus "mauvais" élèves. Mais probablement aussi de la violence par laquelle ils traduisent la souffrance qu'on leur inflige.

Ce ne sont donc pas les élèves qu'il faut aider et soutenir, ce sont les enseignants, qui doivent apprendre à travailler AVEC leurs élèves, et non SUR eux. Il faut leur apporter l'aide nécessaire, avant qu'ils n'entrent dans leur classe, sous forme de savoirs théoriques et de théorisation de pratiques existantes, mais aussi tout au long de leur carrière, sous formes d'échanges avec d'autres collègues et de rencontres avec des chercheurs qui leur apportent les dernières avancées de leurs travaux. Et puis, il y a le fait que les élèves évoluent : ceux que nous avons au bout de vingt ans d'expérience ne sont pas du tout les mêmes que ceux de la première année, si bien qu'il faut évidemment évoluer en même temps qu'eux.
Il serait souhaitable que les enseignants soient souvent assistés par des regard extérieurs, compétents autrement qu'eux, qui peuvent voir ce que, dans l'action, l'enseignant ne voit pas : nous sommes nombreux à penser que les enseignants spécialisés ont à travailler plutôt auprès des enseignants que des élèves, qu'ils devraient être souvent présents dans les classes mêmes, et qu'ils devraient participer à la préparation de certaines séances...
Beaucoup de ces propositions sont parfaitement possibles dès aujourd'hui. Quant aux autres, elles devraient être en première ligne dans la fameuse campagne électorale.
Et, à mon avis, on ne les y voit pas assez...