J'ai songé alors à la rengaine incontournable de ceux qui voient là la preuve des méfaits de "68", avec la disparition de l'autorité d'avant qui, au moins, apprenait aux enfants le respect des autres : ces adultes sans-gêne sont à leurs yeux le produit de l'éducation laxiste qui a suivi les années 70, et c'est ce qui justifierait l'ahurissant retour auquel on assiste actuellement, tant dans les faits que dans les paroles de comptoir, à l'autoritarisme le plus énergique et le plus réactionnaire.
A l'école, comme dans les familles, — c'est un fait — les punitions sont revenues en force, même les plus stupides, comme celle qui consiste à copier cent fois — voire deux cents — je dois me tenir convenablement sur ma chaise ou je ne dois pas bavarder avec mon voisin.... oubliant les miracles d'ingéniosité déployés par le puni pour détourner et rendre encore plus stupides, si possible, ces efforts de conditionnement par l'écriture.

Essayons de réfléchir.
1- Quels étaient les présupposés de cette autorité qui se voulait éducative ?
Elle reposait évidemment sur une conviction vieille comme le monde, selon laquelle, éduquer c'est contraindre et, comme les sujets humains ne se laissent pas facilement contraindre, seule la force qui fait peur peut avoir raison de cette résistance. Seule la peur peut contraindre celui qui ne veut pas.
Or le droit de ne pas vouloir est consubstantiel à la nature humaine. Et, qu'il s'agisse d'un âne, d'un chat ou d'un enfant, s'il ne veut pas avancer ou manger ce qui est dans son assiette, rien ne pourra l'y forcer, ni les hurlements, ni les coups de bâton, ni la menace des punitions. Il arrive même que tout cela ait un effet inverse et renforce la résistance.
Faire peur est donc inefficace la plupart du temps (et fatigant pour celui qui s'y essaie).

2- Devant ces constats, quelles peuvent être les réponses ?
Le premier type de réponse, comme toujours, se situe dans le contre-pied total : si contraindre est inefficace alors, laissons faire. C'est l'abominable pensée binaire dont, à chaque époque, l'humanité a subi les contre-coups aberrants et destructeurs. Et, quoique baba-cool soixante-huitarde attardée, je suis bien convaincue que plus d'un sont tombés dans ce piège. J'ai même, à l'époque, éprouvé de véritables rages devant certains choix, pédagogiques ou autres, des classes totalement non directives, où l'enseignant attendait que les élèves demandent quelque chose pour y répondre (attente qui pouvait durer des heures), ou créations collectives prétendument spontanées, sans objet, sans travail et... sans intérêt ! L'essentiel étant de s'exprimer...
Les adultes que je cite avaient sans doute reçu une "non-éducation" de ce type, dont la principale caractéristique était de n'attacher aucun intérêt aux "autres". Je m'exprime, je fais et je dis ce que je veux, et je ne veux pas savoir ce qu'en pensent les autres.
Très souvent en effet, le comportement des adultes donne l'impression de ne jamais se préoccuper des conséquences que ce qu'ils font peut avoir pour les autres : ne pas voir que laisser sa voiture à tel endroit va gêner le passage, ne pas penser que mettre la musique à fond, y compris la nuit, ou hurler sa joie d'avoir gagné — à trois heures du matin — va empêcher de dormir des personnes qui en ont besoin, parce qu'elles sont malades ou simplement, parce qu'elles travaillent tôt le matin, etc. etc.
Un tel résultat, est-ce un progrès ?
Pourtant des voix qui n'avaient rien de "réactionnaire" s'étaient élevées alors pour remettre les pendules à l'heure et proposer d'autres réponses : Hannah Arendt, dans "la crise de l'éducation"(1972) écrivait : "C'est avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde et les abandonner à eux-mêmes", ajoutant un peu plus loin, "les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun." (1)

Le fait que de tels écrits — plus nombreux qu'on ne croit — n'aient pas été lus renvoie aux carences d'une éducation qui n'avait pas réfléchi en profondeur à ce que signifie cette tâche, et au réactions démunies des adultes d'aujourd'hui qui ne voient d'autres solutions que le retour aux violences éducatives du passé.
C'est pourtant une tout autre réponse qu'il faut chercher : ni l'une, ni l'autre de ces réponses n'est véritablement éducative.

3- Qu'est-ce donc qu'une "éducation" ? Quels résultats vise-t-elle ? Et sur quelles données du fonctionnement d'un enfant repose-t-elle ?
Eduquer, cette action ne peut avoir d'autre but que d'aider l'enfant à construire l'adulte qu'il deviendra. Cela signifie aussi qu'on doit être au clair sur le type de société où vivra cet adulte, une démocratie, et qu'on ait équipé l'enfant des outils qui lui permettront de la défendre, si elle est en danger. Bref qu'on ait fait en sorte qu'il soit devenu maître de sa liberté, laquelle, comme le dit Bernard Defrance, commence avec celle des autres (et non comme on le dit trop souvent sans réfléchir : "s'arrête où commence celle des autres". La liberté ne s'arrête pas !)

Mais, pour répondre de façon approfondie à ma troisième question, je préfère donner la parole à Philippe Meirieu, en rappelant ce qu'il disait en 2008 (l'année de la parution des lamentables programmes du primaire) dans une magnifique conférence donnée à Tarbes au Congrès des Maternelles, qui me semble la plus belle, la plus claire des alternatives à la triste binarité des réponses évoquées au début de ce billet.
Après avoir dénoncé l'erreur qui consiste à faire du dressage, un préalable à l'éducation, et mis en lumière les risques que font courir ceux qui, sans prendre en compte les exigences du développement harmonieux de l'enfant, cherchent dans des solutions médicales, les moyens de résoudre les difficultés nées de cette non-prise en compte, il présente ainsi les bases du travail éducatif : favoriser en l'enfant, l'émergence du sujet.

- D’abord, on permet à un sujet d’émerger parce qu’on aide un enfant à occuper une place sans prendre toute la place… Car, dans la fratrie comme dans la classe, celui qui occupe toute la place, c'est celui qui n'a pas de place. Si vous lui donnez une place, il n'occupera plus toute la place. Il ne sera plus le tyran, le vampire, celui qui veut absolument tout ramener à lui et imposer ses caprices en permanence… Il faut avoir une place pour ne pas occuper toute la place : il faut avoir un lieu d’où se déployer et où se replier, un rôle qui permette d’être reconnu et de ne pas avoir à tout casser pour exister aux yeux des autres. C’est affaire de dispositifs pédagogiques…

- Ensuite, on doit aider chacun à surseoir à ses impulsions. Il faut, en effet, surseoir au passage à l'acte pour entrer dans le désir. Le désir n'est pas la pulsion, car, si la réalisation de la pulsion abolit la pulsion, la réalisation du désir entretient et fait grandir le désir. Le désir se développe avec l'attente, suscite l'imagination, favorise la projection dans le futur. Le désir de savoir, par exemple, est extraordinaire car plus on sait, plus on désire savoir… Et le désir peut émerger, là encore, si vous mettez en place des dispositifs : « Tu pourras dire ce que tu penses et veux, mais pas tout de suite, tout à l'heure… Dans un cadre fait pour ça ! »

- Par ailleurs, pour favoriser l’émergence d’un sujet, on doit accompagner chaque élève vers la maîtrise de soi. Voilà aussi une perspective absolument décisive. Gabriel Madinier disait que l'éducation c'est « l'inversion de la dispersion »… Il me semble que cela est particulièrement d’actualité aujourd’hui. Il faut aider chaque enfant à accéder à ce moment où il sort de l'agitation et où se construit son intentionnalité, ce moment où le corps et l’esprit ne font qu’un et où toute l’intelligence passe dans le geste. C’est l’exigence du sportif qui serre une barre fixe, de l’artisan qui ajuste deux pièces de bois, du calligraphe qui trace une lettre au pinceau, du comédien qui salue de manière que l’universalité du salut passe dans une main qui se lève. (...)

- Et, dans le prolongement de cela, on doit amener chaque enfant à intérioriser l'exigence de justesse, de précision et de vérité. Car il ne faut pas confondre le niveau d’excellence et le niveau taxonomique : on peut viser l’excellence à tous les niveaux de difficulté et à tous les échelons d’une progression. Un petit enfant qui apprend quelque chose de simple a le droit à accéder à l’excellence et nous devons lui permettre d’y arriver. Poser un caillou d’une certaine manière, faire un geste maîtrisé, exprimer un sentiment ou un point de vue, tout cela peut être occasion d’apprendre à entrer dans l’exigence de l’excellence. (...)

Enfin – et c’est évidemment fondamental – on doit apprendre à chaque enfant à métaboliser ses pulsions. Car il y a, chez tout sujet, des pulsions archaïques dont nous savons, malheureusement, qu’aucun vernis de civilisation ne peut nous en protéger complètement. L’objectif de l’éducation, ce n’est donc pas de masquer ou de tenter de faire disparaître ces pulsions, c’est de les métaboliser. De les transformer en énergie créatrice… Pour cela, bien sûr, il nous faut offrir à l’enfant des médiations culturelles qui lui permettent de donner forme à ce qui l’habite, de symboliser ce qui l’inquiète ou le hante, ce qu’il espère ou désire. (…)

Si les adultes accompagnants de mon histoire avaient eu quelques miettes de ces apprentissages, ils auraient sans doute un peu mieux écouté et regardé le spectacle de leurs élèves,
*d'abord au nom d'un respect élémentaire du travail des marionnettistes,
*ensuite par une curiosité qui semble leur faire cruellement défaut, sur ce qu'on peut faire dire à des marionnettes et faire comprendre avec elles,
*par un désir qui devrait être légitime de vérifier les idées reçues selon lesquelles les marionnettes, c'est pour les petits,
*par le souci de nourrir le travail scolaire de savoirs complémentaires à ceux du programme, et d'établir un lien entre ce qui est vécu dans la classe ou à la maison et ce qui est vécu au dehors,
*et surtout par un besoin et un plaisir de partager avec les enfants un moment de découverte culturelle.

Et quand on n'a pas été formé à ça, et qu'on est devenu adulte, cultivé même, ne serait-il pas possible de compenser ces carences par deux sous de réflexion ?

(1) Ce passage est cité par Philippe Meirieu dans son ouvrage "Des lieux communs aux concepts clés" ESF éditions 2013.