Sachez tout d'abord qu'il a été pensé et produit, dans les années 20 (la date précise n'est pas mentionnée sur le livre), par un papa évidemment soucieux de la réussite de son petit, et publié par les éditions Garnier à Paris.
Quand on parcourt les 47 pages qui le constituent, on est frappé par le côté très rassurant, dépourvu de toute audace, plus ou moins dangereuse (nos enfants ne sont pas des cobayes !) de la démarche proposée : le titre "Je saurai lire"— avec ce futur de l'indicatif, mode du fait certain — la rigueur et la rapidité (très moderne !) de la progression, allant du simple vers le complexe, comme on en a l'habitude. Partant de l'alphabet, présenté sous trois formes : majuscules d'imprimerie, minuscules d'imprimerie, et majuscules, minuscules et chiffres de l'Anglaise (l'essentiel !), il aborde ensuite les syllabes, immédiatement associées à des mots, — illustrés qui plus est — pour découvrir, quelques pages plus loin, des textes dont les mots sont bien syllabés, afin d'aider comme il faut, les enfants à déchiffrer oralement et, parvenir, dans les cinq dernières pages, à l'éclatante victoire de la vraie lecture.
On ne peut rêver outil plus sobrement efficace !
Aucun mode d'emploi : il est évident, ça marche tout de suite.
Aucune théorie plus ou moins longuement développée, qu'il faut lire pour pouvoir s'en servir, comme c'est le cas si agaçant des autres méthodes.
Il n'y a qu'à tourner les pages, les unes après les autres, et ça va vite : même en admettant qu'on puisse, peut-être, consacrer deux séances à chaque page, cela fait un peu moins de 100 séances pour apprendre à lire. En trois mois et demi, l'affaire est bouclée : à Noël, les petits savent lire.
Cela n'est-il pas convaincant ?
Pour achever d'emporter votre conviction, voici un exemple, très symbolique de l'esprit de ce manuel : il s'agit de la première page de "lecture", lorsque l'alphabet sous ses trois formes est bien acquis :



Voyez comme la transition est habile : on en est toujours à l'alphabet, et pourtant, on apprend déjà des mots ! Remarquable ! Et pas n'importe lesquels.
D'aucuns s'attendaient sans doute à trouver, comme premiers mots à apprendre, des mots enfantins, faciles à syllaber... Pas du tout ! Les mots choisis ont une autre fonction, qui témoigne de la haute ambition de cet ouvrage : outil d'éducation morale et sociale, autant que d'apprentissage de la lecture. Après une envolée tonique et entraînante, un rien militaire : "En avant ! Marche !", trois mots sont à apprendre qui sonnent comme une devise, résumant les valeurs essentielles à transmettre : la religion avec le bénitier, la propreté physique et morale voire sociale ou ethnique avec le décrotteur (!?!), et la punition des fautes, avec la correction.
Cela dépasse en puissance le "travail-famille-patrie" bien connu des plus de soixante ans.

On pourrait continuer ainsi, sur ce ton d'éloge ironique, l'analyse d'un tel manuel... C'est facile : les contenus sont si énormes, et c'est très tentant. Mais il faut bien admettre que tout le monde ne réagira pas ainsi à sa lecture. Plus d'un accusera mon humour d'injustice et de sectarisme, au nom de la réalité actuelle : non seulement cette manière d'aborder l'apprentissage reste officiellement conseillée (le seul progrès depuis 2012, c'est qu'elle n'est plus imposée... quoique...), mais l'idéologie sous-jacente qui inspire mon persiflage est loin d'apparaître scandaleuse de nos jours à tous. L'influence de plus en plus grande des églises de toutes sortes, la notion de "nettoyage" qui se banalise, et la punition qui devient le remède n°1 à tous les maux, cela laisse craindre un accueil ouvert à de telles présentations, fleurant bon un passé auquel plus d'un reviendrait volontiers.
Sans revenir sur les liens improbables qui pourraient unir cette méthode à la maîtrise de la lecture — domaine abondamment évoqué sur ce blog —, ce sont les aspects moraux, sociaux et pédagogiques que je voudrais éclairer ici, notamment les dangers que présente une telle éducation pour l'avenir des enfants.
La page que voici en est une belle illustration.



On notera au passage, combien le découpage en syllabes convient mal à la langue française et confirme son caractère non-syllabique : le mot "Adrien" est compté ici comme ayant deux syllabes, alors que la prononciation en articule trois ! Les textes proposés présentent beaucoup d'autres exemples de ce fait : le mot vo-yons, entre autres, que la syllabation oblige à prononcer autrement... Comment peut-on ne pas s'en apercevoir ?? Contradiction incroyable : alors que l'ignorance est, de toute évidence, du côté de l'enseignant, c'est celle de l'élève qui est culpabilisée.
Culpabilisation de l'erreur et de l'ignorance, c'est toujours présent dans les discours sur l'école, y compris dans le discours officiel. C'est pourtant un déni de notre rôle d'enseignant, en contradiction avec tout ce qui est écrit sur la question (si les enfants ne savent pas quelque chose, c'est tout de même bien parce qu'on ne le leur a pas appris, non ??), qui survit en dépit de son caractère évidemment contre-productif, en dépit surtout du simple bon sens. En admettant même que cette ignorance se trouve être le résultat d'un manque de travail de la part de l'élève (ce qui est loin d'être toujours le cas), où a-t-on vu qu'une accusation d'ignorance, assortie d'une véritable exclusion (la queue de la classe !) pousse un enfant à travailler davantage ? Il n'est pourtant pas nécessaire d'avoir fait de longues étude de psychologie pour le savoir : il suffit de se rappeler comment réagissait l'enfant qu'on a été. Apparemment ce "papa" l'a oublié, et pas mal d'adultes d'aujourd'hui aussi.
La suite du manuel continue évidemment dans cet esprit : les six pages de textes de la fin évoquent une succession de quinze exemples de "fautes" commises par des enfants qui n'écoutent pas ce qu'on leur dit et qui désobéissent à leurs sages parents.
Alors, on n'a plus envie de rire ici ; c'est une révolte qui vous saisit devant ces enfants, présentés comme majoritairement mauvais et cette éducation qui n'est qu'un outil de répression. On a envie, comme naguère Philippe Meirieu, d'appeler Emile au secours (2) : ils étaient vraiment fous à l'époque, et il nous en reste quelque chose... Mais le meilleur du livre, c'est encore la page finale, un bijou de formation morale :



Peut-on imaginer travail de docilisation plus éclatant ? On pourrait dire, dans un raccourci sûrement critiquable (mais pas tant que ça en fait !), qu'une telle éducation justifie par avance Auschwitz et autres Treblinka...
Et pour ce qui est de la philosophie d'ensemble, c'est la conclusion de Laurent qui s'impose :
(Cet ouvrage) illustre bien la moralisation des apprentissages, la culpabilisation de l’échec, toujours d’actualité, et la didactique moderne de la lecture au son, selon les évangélistes du centre cortical de la lecture. A la vue de ces « images », les enseignants vont rigoler, tout en se voilant la face pour ne pas voir que les méthodes de l’école d’aujourd’hui son identiques à celles du passé. Les instructions ministérielles ne sont jamais que des devantures hypocrites pour distraire la galerie. Dans les faits, c’est toujours l’idéologie dominante qui « conseille » les enseignants dans l’arrière-boutique : dans la lutte des classes, se ranger du côté des dominants et assurer les conditions de la misère culturelle des dominés.
L’hypocrisie, le plat quotidien préféré des penseurs de l’éducation scolaire !

Et Laurent d'ajouter, en réponse au dernier commentaire de David sur le billet précédent, le joli nota bene que voici, parfaitement en phase avec le thème de ce billet de rentrée (3) :



Donc, mes chers frères et sœurs, je souhaite que tout cela vous fasse rigoler beaucoup ! Et ce billet est bien là pour ça. Mais pas seulement, et surtout, sans vous voiler la face : il est prudent d'éviter les voiles...
Sur ce, bonne rentrée à tous !

(1) http://gallicalabs.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96077975/f1.item
(2) Philippe Meirieu : "Emile, reviens vite : ils sont devenus fous" (Editions ESF Paris 1992)
(3) http://img15.hostingpics.net/pics/208987PrparonslEuropededemain.jpg