Il avait commencé par m'envoyer un article de Vincent Dupriez professeur en Sciences Edu à l'Université de Louvain, intitulé "Tout a été fait pour séparer les enseignants", et publié dans le dernier bulletin de la FSU, "Fenêtres sur cours" n°414. Un texte qui propose une analyse de tous les freins responsables de l'individualisme forcené qui caractérise le métier d'enseignant. Et pourtant, fait-il remarquer, on observe, pour tous les autres métiers, une tendance opposée, et même pour l'école, on découvre que les difficultés croissantes générées par notre société complexe et multi-culturelle rendent de plus en plus évidente la nécessité du travail d'équipes dans es établissements scolaires, au point qu'on peut en trouver l'écho jusque dans les derniers textes officiels.
L'auteur y voit deux causes essentielles : l'architecture scolaire, totalement incompatible avec un travail collectif au sein de l'école, et le principe général de division du travail, conçu pour limiter au maximum les échanges entre collègues. "Des études ont montré qu'au moment de leur entrée dans le métier, les jeunes enseignants sont demandeurs d'échanges et de collaboration avec leurs collègues, mais après deux ans, ils ont complètement incorporé la division du travail en vigueur et intégré l'habitus enseignant : on règle ses problèmes tout seul."

De fait, ces propos me renvoient à une anecdote (authenticité garantie), qui est loin sans doute d'être seule de ce cas.
Dans un coin de France que je me garde bien de préciser (les acteurs se reconnaîtront peut-être), une école de type nouveau a été construite dans les années 70 : l'architecte avait, entre autres innovations, conçu entre les classe, non point les habituels murs, avec leur petite porte, mais de grands panneaux mobiles qui permettaient d'un geste de transformer deux ou plusieurs classes en un grand espace collectif... C'était une école dite "à aires ouvertes".
A la fin de la première année, les panneaux mobiles n'avaient pratiquement jamais été mobilisés et les aires n'avaient plus rien d'ouvert : sans l'ombre d'un désaccord, le cloisonnement s'était réinstallé, pour le plus grand repos des collègues...
Sortir de ses habitudes... quel chambardement !
Et comme, dans ma réponse à André, j'exprimais le vœu, évidemment utopique, de voir, au primaire comme en collègue, les professeurs travailler ensemble, à la fois avec les collègues des autres disciplines sur des projets transversaux, et avec ceux des trois années de chaque cycle, pour les activités spécifiques aux disciplines, j'ai reçu la réponse que voici :

Avant de te répondre j'ai envie de pousser un coup de gueule. Excuse moi pour cette grossièreté, mais que cherche-t-on vraiment à mettre en place dans nos écoles ? Quelques exemples actuels d'aberration :
• Quand le nombre d'enfants présents augmente trop, on crée une classe (déjà l'enfermement) et non un poste (qui serait mis à la disposition de l'équipe enseignante).
• On place les PS un peu n'importe où. A Saint Orens, dans une école à 10 classes où les locaux communs manquent, où la directrice (que je ne mets pas en cause) vient d'être nommée alors qu'elle était dans une école avec deux postes d'enseignants on a placé 2 PS. Que vont ils ou elles y apprendre au niveau travail en équipe?
• Dans une école maternelle, en pleine restructuration au niveau des locaux on vient de nommer, au dernier moment une PS qui était au départ nommée sur une autre école que je connais bien et où l'on travaille réellement en équipe parce que les enseignants le souhaitent et que les locaux le facilitent.
Je pourrais, malgré mes 86 printemps, donner une liste impressionnante d'écoles où l'administration ne facilite pas (mais le souhaite-t-elle vraiment?) le travail en équipe.
Tu le sais, j'ai beaucoup travaillé dans la circonscription pour la mise en œuvre d'un véritable travail en équipe. Je me suis appuyé sur ma formation théorique (psycho et socio), et j'ai toujours mis en place des structures d'analyse du vécu. J'ai eu la chance de visiter au Québec lors d'une mission ministérielle, une école dans laquelle l'espace documentation était le plus important, espace dans lequel les enfants et les enseignants se mouvaient sans contrainte mais avec des objectifs très clairs. Il y avait tout autour de petites structures qui permettaient à des groupes de s'isoler avec un ou des enseignants...
J'ai réussi à faire construire (Cintegabelle) une école en structure ouverte. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?
La structure certes est facilitatrice, mais elle ne suffit pas. Il serait nécessaire de prévoir au niveau ministériel :

• Une formation initiale et continue des IEN (mais aussi des conseillers pédagogiques) à l'animation de groupe y compris à la nécessaire « inspection » d'équipe, avec une analyse prospective et non sommative, afin que chaque participant puisse intervenir et proposer des améliorations sans crainte de la sanction. La note (si on la conserve elle devrait être un barème d'ancienneté) ne serait plus (et pour moi ne l'était plus) la carotte qui fait avancer le schmilblick.
• De même une formation initiale et continue (hélas même imparfaite elle a disparu) des professeurs des écoles comme des collèges qui prenne en compte autant que faire se peut l'élaboration collective d'un projet et de sa mise en œuvre.
• La mise en place de structures d'accueil pour les stagiaires qui simplement ne les enferment pas dès la 2ème semaine entre 4 murs (Oui je sais, ce sont les anciennes écoles d'application dont je parle). Il ne s'agirait pas d'écoles modèles mais plutôt d'écoles ouvertes sur la vie.
• La création d'un certain temps mis à disposition des enseignants afin qu'ils puissent réellement réfléchir et conduire leur réflexion et leur élaboration de projets autrement qu'entre deux portes ou à la récréation. Pour ma part j'avais obtenu de l'IA, que les enseignants soient 25 heures devant les enfants et se réunissent pendant 3 heures soit 28 heures par semaine...et ça a marché !!!

• D'autre part, il faudrait ne pas oublier qu'un groupe n'est pas une entité stable et qu'une régulation s'impose :
- Un meneur se détachera sans aucun doute : des antagonismes apparaîtront. Un mouton noir risque d'être isolé
- L'Eros du groupe n'est pas non plus la meilleure solution. Des pulsions positives ou négatives apparaîtront. Elles sont nécessaires pour la vie du groupe
- L'autorégulation n'apporte pas souvent de réponses, il faut un intervenant extérieur s'il y a problème...et même avant, qui n'est pas un régulateur, mais ne fait que renvoyer en miroir la vie et les difficultés du groupe.

• Les enseignants ne sont pas tous prêts à travailler en groupe, même s'il y a formation adéquate. J'ai recueilli quelques réflexions à ce sujet :
- J'ai peur d’être jugé par mes collègues.
- J'ai l'impression d'être « nu » devant le groupe.
- Je ne veux pas donner mes trucs pédagogiques.
- La régulation m'angoisse.
Donc une préparation psychologique est aussi nécessaire.

Quelles perspectives pour les enfants ?

Pour schématiser un peu je dirais « Recréer les écoles à classe unique mais avec plusieurs enseignants et donc en présence d'un plus grand nombre d'enfants. » Pourquoi, les enfants, sortis de cette école de Cintegabelle s'adaptaient-ils plus vite que les autres au rythme et à la vie du collège ?
Ayant mauvais esprit (tu le sais aussi) je crains fort que nos réflexions et nos travaux ne soient que des espérances qui seront déçues, car il est préférable (semble-t-il ???) « de fabriquer des enfants bien obéissants, plutôt que des êtres humains qui réfléchissent et agissent avec un esprit critique bien étayé. »


Certes, l'histoire de mon école dite "à aires ouvertes" semble bien confirmer le pessimisme du "mauvais esprit" d'André : on retrouve les coups de gueule désespérés d'un autre IEN, l'ami Pierre Frakowiak, en retraite lui aussi, et dont la liste des situations d'innovation, officiellement freinées, ne cesse de s'allonger.
Raison de plus pour continuer : les mouvements pédagogiques, Freinet, le GFEN, multiplient les rassemblements et les colloques, beaucoup de jeunes enseignants sont partants : on le voit ici sur ce blog. L'idée du travail transdisciplinaire et trans-niveaux se fait jour petit à petit.

Mais la vraie question, qu'André rappelle avec force, reste celle de la formation, et notamment celle qui n'est quasiment jamais inscrite aux plans prévus pour les futurs enseignants, celle qui enseigne le fonctionnement du travail de groupe : la différence entre une "équipe" qui réunit des personnes aux compétences différentes pour la réalisation d'un projet commun, et un "groupe de travail", qui réunit des types différents de compétences semblables, pour la résolution de problèmes ; comment et quand ces deux formes de groupement d'élèves doivent être prévus en classe, pour quels types d'activités, pour quels types d'apprentissage ; comment on les gère et comment on apprend aux élèves à les gérer.
Sur tous ces sujets, la documentation abonde : il suffit de la mettre à la disposition des collègues, et de se convaincre qu'il est absurde de demander aux collègues de travailler ainsi, si on ne leur apprend pas à le faire...