La sacralisation absolue de la mémoire est un des grands tabous de l'Education Nationale en France. Tous les examens et concours se font de mémoire, — c'est vrai jusque pour les temps de leur préparation qui sont encombrés de "concours blancs" et de "partiels" destinés à vérifier que les savoirs sont bien mémorisés, ce qui constitue autant de moments perdus pour l'acquisition de ceux-ci (bizarre conception d'une préparation !).
Durant l'examen, la possession d'une documentation ou d'informations diverses est qualifiée de "tricherie", sévèrement sanctionnée, et l'on paie des "surveillants" pour s'assurer que l'activité d'écriture n'est pas polluée par des lectures jugées illégales (une preuve de plus du caractère subversif de la lecture !!).
Les fameuses évaluations nationales au primaire, d'il y a quelques années, comportaient même dans les instructions de mise en place, la mention suivante : "supprimer de la classe tout ce qui pourrait aider les élèves", formule qui peut être considéré comme le sommet de l'injustice et de la bêtise.

Ceux qui la sacralisent ainsi oublient que la mémoire est une capacité inégalement développée chez chacun de nous. Certes, on peut (et on doit) en améliorer les performances par des activités d'apprentissage et d'entraînement — mais curieusement celles-ci ne sont jamais inscrites dans aucun programmes officiels : en classe, la mémoire est constamment contrôlée, mais jamais "enseignée", ni "travaillée" en tant que telle, si bien qu'elle reste un outil inégalement disponible pour les enfants.
On voit que déjà, dans ces conditions, il est profondément injuste d'en faire le critère essentiel d'évaluation des apprentissages.

(Je vois d'ici des lecteurs froncer les sourcils : Voyons dire LA mémoire est une erreur : il y en a plusieurs !)

Oui, je sais : elles sont d'origines sensorielles diverses, correspondant (paraît-il) à des aires diverses du cerveau, qui conservent les infos selon des durées différentes. Tout le monde le sait, mais mais on fait comme si ça n'avait pas d'importance, et on continue d'en parler au singulier.
De fait, celle que l'on glorifie en classe et dans les examens, c'est évidemment la mémoire à long terme que l'on confond un peu trop vite avec le savoir.

C'est oublier aussi que cette dernière, (comme les autres, du reste) est à la fois sélective et étroitement dépendante de l'état affectif où l'on se trouve, et qu'il suffit d'une situation de stress pour la la déstabiliser (alors, on imagine, aux examens !). Chacun a des souvenirs de "trous de mémoire" monumentaux, liés à des événements personnels, indépendant de toute volonté, et parfois, de toute logique. Ça aussi on le sait, mais on préfère ne pas le savoir.
On pourrait ajouter à ce réquisitoire, le rôle social de la récitation par cœur, cette activité de dégorgement oral d'un texte restitué à la virgule près, comme une litanie, dont la caractéristique d'exclure toute réflexion (impossible de réfléchir en même temps qu'on récite !), à donné des idées à diverses sortes de pouvoirs, légitimes ou non, pour dociliser et soumettre ceux qu'ils dirigent : on sait notamment que, assortie de menaces, elle figure en bonne place dans les pratiques de lavage de cerveau.
Vous me direz qu'on n'en est pas là en classe, mais... tout de même : les menaces sont ressenties comme telles, de façon toute relative et, personnellement, j'ai vu des séances de récitations de poèmes, dont le critère d'appréciation résidait essentiellement dans le nombre d'hésitations relevées, lourdement sanctionnées, voire humiliées, qui laissaient loin derrière le charme exquis du fait poétique.
Finalement, la mémoire est bel et bien la chose la plus infidèle qui soit, et la moins jolie. Du coup, force est de constater que lui faire confiance est à la fois imprudent et peu honnête.

N'est-il pas tout de même inquiétant que l'école lui accorde une telle place ? Ne serait-ce qu'au plan de la morale, ne faut-il pas au contraire apprendre aux enfants, dès leur plus jeune âge, à se méfier de ce qu'ils croient savoir ? A créer en eux un besoin impérieux de vérification, notamment dans ce qu'ils entendent ? Les événements actuels n'en sont-ils pas une preuve tristement éclatante ?
Or, justement, où peut-on vérifier ce qu'on croit savoir, ou ce qu'on entend dire, sinon en se documentant ? Et si ce qu'on déplore tant venait d'abord d'une incapacité de la plupart des gens, jeunes ou non, à le faire ?
Je pense qu'on peut dire, sans grand risque de se tromper, que les difficultés rencontrées par nos documentalistes ont pour origine essentielle un mépris, non avoué, mais réel, de la documentation (si on peut l'utiliser, alors, c'est trop facile !), entraîné par cette sacralisation stupide de la mémoire — stupide parce que non accompagnée de ce qui la nourrit : documents et travail d'apprentissage.

Il s'en suit que ce n'est pas la mémorisation qu'il faut encourager et évaluer, mais la capacité à trouver rapidement l'information dont on a besoin. Aujourd'hui, la culture ne consiste pas à tout savoir, mais à savoir tout trouver.
Il faut, sur ce point aussi, un virage à 180° des mentalités. Il est urgent aujourd'hui de donner aux enfants l'habitude de travailler avec de la documentation, dès le début de l'école primaire quand les enfants commencent à se débrouiller avec la lecture — ce qui au surplus constitue un excellent entraînement à celle-ci. Pour cela deux conditions :
1- Pour toute activité d'apprentissage ou de mise en œuvre des savoirs acquis, mettre toujours la documentation nécessaire à disposition des élèves : leurs manuels, leurs archives des cours précédents, et, pour toute activité où ils ont à écrire (quelle qu'en soit la discipline), les deux dictionnaires indispensables à cette activité : un dictionnaire d'orthographe (sans illustrations) et un dictionnaire de verbes.

2- Mettre en place un travail d'apprentissage de la recherche de documentation, sans attendre le collège, moment bien trop tardif pour construire des stratégies adéquates : les enfants, qui ont en général appris à lire linéairement avec le B.A.BA, sont quasiment prisonniers d'habitudes catastrophiques, opposées à ce type de lecture et la pauvre documentaliste du collège ne peut, la plupart du temps, que gémir sur le fait qu'ils ne savent vraiment pas chercher...
C'est au moment des apprentissages premiers, qu'il faut apprendre à chercher des informations dans un texte, pour se construire tout de suite un comportement de lecteur efficace, qui explore le texte en entier et formule des hypothèses sur son sens, avant d'entrer dans sa linéarité.

A l'école primaire, cet apprentissage peut se faire à travers les activités scolaires : par exemple, l'interrogation des leçons à apprendre. Au lieu d'interroger sur mémoire, dans les diverses disciplines où on le fait, on pose des questions dont ils doivent trouver la réponse dans leur manuel, avec une difficulté croissante, tout au long de l'année : d'abord des questions dont la réponse est donnée telle quelle dans le manuel, pour arriver à des questions où elle doit être déduite de certains paragraphes. Au début cette recherche se fait à deux, pour arriver au CM2 à des recherches effectuées tout seul. Et, bien sûr, ce travail est accompagné, chaque fois, d'une analyse des stratégies les plus rapides et les plus efficaces.
Et si l'on adopte la pratique de la documentation pour toutes les activités de classe, on accompagne celles-ci d'une analyse des moyens de le faire rapidement et efficacement, et l'on met en place des moments d'apprentissage et d'entraînement de l'utilisation de ces documents, notamment les dictionnaires pour l'orthographe, et les manuels de disciplines.
Je pense que si les enfants arrivaient en sixième, ainsi entraînés à savoir chercher et trouver ce dont ils ont besoin, la recherche documentaire raffinée et complexe, qui doit être celle du collège et après, serait alors beaucoup plus accessible et la documentaliste pourrait être à la fois beaucoup plus ambitieuse pour les élèves et beaucoup plus efficace. On cesserait peut-être d'entendre les collègues universitaires se plaindre de ce que, en fac, les étudiants ne savent toujours pas se servir de documentation.

Et, pour tous ceux de mes lecteurs qui ont piaffé en me lisant ici, considérant que je dis des sottises en critiquant le par cœur, alors que sa nécessité est évidente, et que la mémoire doit être nourrie et entretenue, je rappelle que le vrai "par cœur", celui qui reste, est nourri de lectures, faites et refaites des centaines de fois. Tous les comédiens vous le diront, et si les professeurs de littérature — ou, simplement, ceux qui l'aiment et la lisent — sont capables de dire de mémoire tant de beaux textes, c'est parce que, sans avoir eu besoin de les apprendre par cœur, ils les ont lus et relus d'innombrables fois dans leur vie.
C'est aussi à ça qu'elle sert, la lecture : à la mémoire.