On remarquera que les nouveaux textes officiels, ceux de 2015 sur l'école maternelle, et ceux de 2016 sur l'école primaire, qui présentent, pour le français, des avancées incontestables, et des propositions réellement intéressantes, qui prennent en compte les données de la recherche à la fois en linguistique et en pédagogie, restent en contradiction flagrante avec ces mêmes données, pour ce qui concerne l'apprentissage de la lecture. Cette étrange exception n'est évidemment pas fortuite : historiquement et politiquement, on l'a compris avec les deux billets précédents.
Mais cela ne donne pas la réponse à la question qui sert de titre à ce billet, question que l'on peut associer à une autre : pourquoi la refondation de l'école a-t-elle échoué ? Question qui taraude ceux qui ont mis tant d'espoirs dans un profond changement de l'école, et qui, comme Pierre Frakowiak, sont aujourd'hui désespérés de voir qu'il n'y aura pratiquement rien de changé dans le fonctionnement de l'école.

Et d'abord, d'où peut venir ce pessimisme ? Pourquoi penser que les avancées réelles des nouveaux programmes en français ne vont à peu près rien modifier des pratiques d'enseignement ?
Elles portent pourtant sur la maîtrise de la langue (domaine essentiel s'il en est !), sur la manière d'en étudier le fonctionnement, en décloisonnant ses différents domaines d'étude (grammaire, vocabulaire, orthographe, etc.) ; elles portent aussi sur l'importance de la littérature et elles mettent l'accent sur l'aspect nécessairement culturel de l'enseignement — affirmations fortes, totalement ignorées des précédents programmes de 2008. Un enseignement plus intelligent de la grammaire ne devrait-il pas avoir forcément un impact sur la maîtrise de la lecture, et donc être plus important encore pour changer l'école ?
Hélas non. Et pour plusieurs raisons.

La première, c'est que les collègues, dans leur grande majorité, n'appliqueront pas ces consignes — pas plus qu'ils n'ont appliqué celles des programmes 2002, qui faisaient le même type de propositions : trop d'habitudes à changer, et on n'a pas été formés à ça...
Mais surtout, ces avancées arrivent trop tard : elles concernent le cycle 3. C'est aux cycles 1 et 2 qu'on apprend à lire et, quand on arrive au CM1, le mal est fait.

Quel mal ? Et en quoi peut-il à ce point handicaper la refondation de l'école ?

L'apprentissage de la lecture (et de l'écriture) est le premier apprentissage SCOLAIRE des enfants. C'est lui qui va déterminer l'image que ceux-ci vont se faire de l'école. L'on sait que les représentations premières des petits sont les plus difficiles, donc les plus longues, à transformer. Il importerait donc qu'elles soient d'emblée dans la bonne direction.

1- En abordant l'entrée dans l'écrit, par ses constituants abstraits, les signes graphiques et leur relation avec les sons entendus à l'oral, on commet la plus formidable erreur pédagogique qui puisse se concevoir : à six ans et plus encore avant cet âge, l'abstrait est de loin ce qui est le plus difficile pour un enfant. Commencer ainsi, c'est, dès le premier jour de la rentrée, mettre en échec une bonne partie des enfants (plus importante qu'on ne croit), et en difficulté tous les autres.
Pourtant chacun sait que l'écrit est omniprésent dans l'environnement de tous les enfants, y compris dans les endroits les plus isolés de la campagne : ils voient des choses écrites partout, dans la rue, sur leurs consoles de jeux, sur leurs jouets, sur la télé, sur la table des repas, et sur les écrits de la maison comme le courrier des parents et les revues qu'ils parcourent des yeux. Tous les enfants les voient, même ceux qui vivent dans des milieux où il n'y a pas de livres.
Les tout petits ont construit des représentations à eux de ces objets : ils arrivent à l'école maternelle avec des savoirs sur ces "choses".
Une donnée élémentaire des processus d'apprentissage, prouvée depuis bien longtemps, est qu'on apprend forcément à partir de ce qu'on sait, et à condition de le retrouver dans ce qui est proposé en classe.
En ignorant délibérément ces savoirs des tout petits, en les plongeant dans l'abstraction des signes graphiques et de leur prétendue fonction, on casse, dès l'entrée à l'école, toute possibilité, pour eux, de comprendre (au sens étymologique : prendre avec soi ) ce qui s'y passe.
L'école devient un monde parallèle à la vie, sans aucun point commun avec elle. Elle est pour les enfants un lieu où l'on fait des exercices, qu'il faut savoir faire, même si on ne les comprend pas. Ils se construisent une signification du travail scolaire, entièrement dépendante de la satisfaction de la maîtresse (on doit lui faire plaisir), matérialisée très vite dans les classes suivantes par la note que l'on obtient, et qui devient l'unique but du travail.
Les enfants sont d'emblée en plein contresens.
Et cela va retentir sur tous les autres domaines de l'école, même si le savoir-faire des enseignants, leur empathie pour les élèves, l'excellence de leurs relation avec eux, tout cela peut donner l'illusion que "ça marche".

2- A long terme, les conséquences sont graves.
D'un point de vue étroit, celui de la lecture, on a donné aux enfants, avec cette approche, des habitudes de lecture, dont la plupart d'entre eux ne pourront se débarrasser, ce qui va les priver de leur outil principal d'apprentissages futurs. Ces habitudes sont en effet catastrophiques sur plusieurs points.

* En faisant oraliser la lecture (ce qui continue parfois jusqu'au CM2 et au-delà), on installe, pour la lecture prétendument "silencieuse", une subvocalisation qui dure parfois jusqu'à l'âge adulte. Or cette subvocalisation consomme une énergie qui n'est plus disponible pour le travail mental de compréhension : elle ralentit la lecture, gêne la compréhension et fatigue le lecteur. Les lecteurs qui "n'aiment pas lire" sont des lecteurs qui subvocalisent, cela a été maintes fois démontré.
Ajoutons que l'oralisation, confondue avec la lecture à haute voix, est un obstacle important à la maîtrise de cette dernière. Ce qui explique que tant de "bons lecteurs", soient de si mauvais lecteurs à haute voix

* En installant une lecture linéaire, mot à mot, on interdit aux enfants tout travail d'anticipation, tout raisonnement. On ferme la porte à l'implicite. On crée des lecteurs du "ras des pâquerettes", imperméables à toute lecture culturelle, littéraire ou scientifique. On empêche la lecture d'être un lieu et un outil d'apprentissage et de réflexions, ce qu'elle est prioritairement dans les études.

* En faisant lire des non-mots et des non-textes, on trompe les enfants sur ce qu'est la langue des écrits : la nécessaire densification du discours, la syntaxe spécifique de l'écrit si éloignée de celle de l'oral, le rôle de l'orthographe, celui de la mise en page, de la ponctuation. On accroît les difficultés d'écriture et de production d'écrits et on laisse traîner, chez les élèves, des ignorances dans ces domaines, qu'on découvre encore chez les étudiants en fac.

Peut-on, dans ces conditions, considérer l'apprentissage de la lecture comme un "petit apprentissage" qu'il faudrait installer au plus vite, comme cela a si souvent été dit, en précisant même que l'essentiel, c'est de ne pas perdre du temps à cela.
Du reste, la rapidité de la "réussite" sert même, dans l'inconscient collectif, de mètre-étalon de la compétence du maître de CP : mon père disait qu'un maître moyen doit avoir des élèves qui savent lire à la fin de l'année, mais que les "bons" ont des élèves qui lisent couramment à Noël. Il aurait pu ajouter que tout instit' a toujours eu, dans sa classe, des élèves qui savent lire avant de commencer...
Il est clair qu'on est loin des querelles de méthodes. C'est toute la conception du savoir lire qui est en question : un savoir -lire autrement plus complexe que le principe alphabétique.
Il est, de fait, impossible d'apprendre à lire en un an, à plus fortes raisons en trois mois. Tous les travaux sérieux sur cet apprentissage font apparaître la nécessité de consacrer les deux premiers cycles de la scolarité, nécessaires pour asseoir le premier niveau du "savoir lire", celui qu'on peut appeler l'autonomie de lecture, c'est-à-dire le fait de pouvoir vérifier par l'orthographe et l'écriture (plus que par la relation lettres-sons, qui ne sert guère, les mots de l'écrit n'étant généralement pas les mêmes que ceux de l'oral), les hypothèses de sens d'un texte, hypothèses que le contexte a permis de formuler.
Ce premier niveau devrait être suivi ensuite des deux autres niveaux de "savoir lire" (à noter que les classes qui ont ces objectifs — évidents pourtant si l'on vise la maîtrise — se comptent sur les doigts de la main...) :
1- la maîtrise de la quantité à lire et celle des variations de conduites lectrices ;
2- la maîtrise de la lecture littéraire et culturelle : lecture de l'écriture des textes, et de leurs charges culturelles et philosophiques.

Parce qu'elle est une maîtrise absolument indispensable pour faire des études, parce qu'elle est le facteur de réussite n°1 en toutes disciplines (les élève en échec en maths ou en sciences le sont majoritairement pour des raisons de lecture, cela a été prouvé aussi), parce qu'elle est aussi un puissant facteur du sentiment de sécurité, dont on sait qu'il conditionne la réussite à l'école, parce que, surtout, elle s'apprend dans le tout jeune âge, — et que, pour un enfant, les commencements du tout jeune âge sont essentiels — la lecture est le domaine où la manière de l'apprendre a l'importance la plus grande, avec une démarche d'apprentissage qui doit être absolument en cohérence avec le fonctionnement psychologique des petits.

Tant qu'on n'aura pas réussi à en convaincre les hautes instances de l'État, tant que l'on continuera à sacrifier l'apprentissage de la lecture pour satisfaire les fabricants de méthodes, rien ne pourra changer dans l'école et le taux d'échecs sera, au mieux, toujours le même.
Il faut dire, écrire et redire, qu'on doit apprendre à lire en lisant, en manipulant et en apprivoisant les "objets à lire", en utilisant la lecture pour répondre à ses propres questions, et en trouvant du plaisir dans la maîtrise de cet outil qui émancipe, et donne le pouvoir de la liberté.
Ce n'est pas trop tard... Ce n'est JAMAIS trop tard.