Ce détail, totalement inventé, qui, même s'il ne joue, au regard de l'ensemble du film, qu'un rôle mineur, apporte un sérieux bémol à l'enthousiasme général, est la raison pour laquelle Sacha ne sait toujours pas lire au CM2 : il aurait appris par la méthode globale et il saurait seulement reconnaître quelques mots, globalement...
Quiconque a un peu travaillé sur l'apprentissage de la lecture, et fréquenté des CP, ne peut ici que sourire — ou éclater en sanglots de rage !
En soi, c'est une invention doublement ahurissante : la méthode globale n'ayant jamais existé en France, c'est impossible ; et un enfant qui ne sait que reconnaître globalement des mots, malgré mes soixante ans de travail dans et avec l'école primaire, je n'en ai jamais vu !!

Que Sacha ne sache pas lire en CM2, rien que de très possible : c'est même assez fréquent. La cause en est que son apprentissage a été manqué, et les hypothèses d'explications de ce ratage sont très nombreuses et très différentes les unes des autres, sans qu'on ait besoin d'aller chercher la méthode globale !
Mais il y a pire : dans son désarroi, la maîtresse va chercher ce qu'elle peut, la pauvre ! Et elle finit par trouver... un exemplaire de la "Méthode Boscher", grâce à quoi, Sacha retrouve le chemin du déchiffrage, donc celui du Salut. Et les journalistes de s'esbaudir, non sans émotion, en découvrant cette vérité bouleversante, que ce sont les vieux ouvrages scolaires qui finalement apportent les solutions les plus efficaces.
Là, on n'a plus tellement envie de rire.

Cela me rappelle un autre exemple, sur lequel je suis en train de travailler avec mes étudiants qui préparent le CRPE. Dans un devoir de pédagogie, ils ont eu à analyser la copie d'un gamin de CM1 (un certain Jérôme), qui avait eu, dans les années 70, la consigne d'écriture suivante : "Faire le compte-rendu de la visite que nous avons faite dans la grotte de notre région". C'est une copie fort exemplaire de ce qu'un gamin en difficulté peut faire : je l'ai jadis (en décembre 2008) déjà citée et analysée sur ce blog. Mais, outre que, depuis, bien peu s'en souviennent, je trouve qu'elle complète assez bien notre réflexion. Voici la copie :

"


Je vous donne une transcription lisible de ce texte, qui, selon l'instit' de l'époque — celui dont j'ai reçu la copie — représentait l'exemple parfait de la nullité et, pour son auteur, la confirmation du caractère irrécupérable de ce malheureux gamin, car, malgré l'ordre reçu de réapprendre par cœur les règles sur les accords, il avait été incapable de faire le moindre progrès.

Les rivières soutérène son profondent de 1 a 2 mètre leur tanpérature son 9 a 10 degrés. Dans les grote l’eau creuse des trou dans la muraille des fois les chove souris y font leur nid. Dans l’eau il y a pas de poisson sauf quelque truite a la sorti de la grote. A l’interieur il y a des stalactite qui grandisse d’un santimettre en un siècle..

Une chose est certaine : voilà un enfant en difficulté ! Et pourtant, si on lit d'un peu près ce travail, nul ne peut nier qu'il sait des choses, qu'il a compris et retenu des informations non évidentes, qu'il est loin de la nullité affirmée de son instituteur...
Est-il en difficulté ou l'y a-t-on mis ?
Et Sacha, est-il certain qu'il ne sache pas lire ?

Plusieurs éléments m'interpellent dans la mise en relation de ces deux exemples :
* D'abord, le peu de rigueur dans le diagnostic d'échec : pour Jérôme, c'est l'écriture non maîtrisée (ratures et maladresse évidente) et l'orthographe. Quel rapport avec la situation qui est la sienne, d'avoir à rendre compte d'une visite dont il a retenu beaucoup de choses ? Il écrit mal, c'est un fait. L'orthographe semble pour lui un univers bien opaque, c'est incontestable. Et alors, l'enseignant n'est-il pas là pour l'aider à trouver des stratégies plus efficaces ? Lui a-t-on appris ce qu'est un comte-rendu, et comment ça se bâtit ?
Pour Sacha, de toute évidence, cela dut être un déchiffrage oralisé balbutiant, presqu'impossible. Mais quel rapport entre ce type de difficulté et l'acte de lire ? Le déchiffrage est-il un élément essentiel du savoir lire ? Ne serait-il pas nécessaire de chercher au moins d'autres critères ?
Devant un enfant qui donne l'impression de ne pas savoir lire (j'en ai rencontré des dizaines et des dizaines !), on découvre souvent qu'il sait très bien lire en réalité : un enfant de CM2 qui ne sait pas lire ça n'existe que sur les fausses lectures de l'école. Dès qu'il est en situation de lecture véritable, c'est-à-dire, dès qu'il a BESOIN de savoir ce qui est écrit, croyez-moi (j'en ai eu mille fois la confirmation), n'importe quel enfant de cet âge sait lire, et même beaucoup plus tôt.
Cette manière d'émettre des jugements aussi importants et graves sur des enfants sans plus de précautions est-elle vraiment sérieuse ?

* Ensuite, la réaction des enseignants : depuis 1972, en 2008, comme en 2017, elle semble bien majoritairement la même : c'est faire plus de la même chose — comme disait ma mère : "doubler la ration de lentilles à ceux qui n'aiment pas ça !" — et puiser les remèdes dans la tradition, le passé le plus lointain. Mais ce qui frappe surtout, c'est une invraisemblable incohérence, qui va chercher les remèdes dans des activités sans rapport avec ce que l'on cherche à améliorer.
Aujourd'hui, mes étudiants proposent pour Jérôme, de refaire la leçon sur les accords, et de lui faire faire des exercices, puis de lui faire réécrire sa copie. Quel rapport avec ce dont il a besoin, à savoir écrire les choses qu'il veut dire, et qu'il connaît ?
Quel rapport, la méthode Boscher avec la lecture ?
Une incohérence dans la logique même du métier : comment peut-on envisager de faire refaire un travail qui vient d'être évalué et noté ?
Si la réécriture fait partie de l'écriture, cela ne peut appartenir qu'au travail d'élaboration, mais jamais une fois que le travail est considéré comme terminé, manuscrit envoyé pour BAT, ou copie notée. Si elle a été notée, c'est qu'elle est terminée : on n'a plus à y revenir ! Quel sens peut avoir ce travail après la note, alors qu'il ne fera pas changer celle-ci ? Et pourtant, c'est ce qui se fait quotidiennement dans les classes...

* Enfin, un comportement de l'enseignant complètement en dehors du fonctionnement psychologique des enfants — comme des adultes du reste.
On le sait pourtant : connaître les règles, n'a jamais aidé celui qui n'a pas appris à s'en servir. Et cet apprentissage-là est rarement inscrit dans les programmes.
Mais surtout, on se demande comment de futurs maîtres d'école, ou une maîtresse en exercice, peuvent oublier à ce point l'élève qu'ils ont été.
Malgré son empathie apparemment immense pour Sacha, la maîtresse ne sait-elle pas à quel point les enfants détestent qu'on les ramène au point de départ ? Même au jeu de l'oie, c'est insupportable ! Comment ne sait-elle pas qu'un enfant de CM2 ne peut être qu'humilié par l'utilisation d'un manuel de CP ? Que ses efforts seront donc voués à l'échec, même si un semblant de résultat peut apparaître à très court terme ?
Quand aura-t-on compris qu'un devoir raté, une impression d'échec, ça doit d'abord et surtout être OUBLIÉ, qu'appuyer là où ça fait mal n'a jamais soulagé personne et qu'un ratage, c'est du négatif, donc, sans intérêt ?
Face à l'échec, il faut lui tourner le dos et revenir par la bande, comme disent les joueurs de billard : il faut bien sûr travailler sur ce qui a causé l'échec, mais de façon complètement différente, sur des supports autres, de telle sorte que l'élève ne puisse pas se sentir agressé par ce travail. Il faut surtout chercher des moyens de réconcilier les enfants avec ce qui leur a fait du mal, en en faisant découvrir des aspects positifs, amusants ou émouvants.

Il faut aussi savoir que les enfants, pour la grande majorité d'entre eux, détestent être "pris à part". Ils se sentent marginalisés, hors du jeu des autres : le fameux "soutien personnalisé" est une erreur psychologique, une bonne intention qui, comme le dit le proverbe, est d'abord un « pavé pour l’enfer ».
Outre que les enfants n’ont pas à être « soutenus », mais à être pris au sérieux, en tant que « personne » et non en tant qu’ « élève en difficulté », un soutien personnalisé marginalise l’enfant, lui renvoie une image de lui dévalorisée, et contribue à aggraver ses difficultés, en lui ôtant toute confiance en lui.
Il faut lui préférer, de beaucoup, un travail de groupes, commun à tous, dans lequel l'enfant, dit "en difficulté" va oublier, noyer, les siennes et se nourrir lui-même, à son propre rythme, de stratégies autres et de savoirs nouveaux qu’il intégrera d’autant mieux qu’ils viendront de ses pairs, et non d’en haut.

L'empathie des collègues est souvent immense, leur désir d'aider les enfants à réussir est évident. Quand la formation se décidera-t-elle à :
1- leur rappeler que des erreurs ne sont pas des "fautes", que le droit de ne pas comprendre fait partie des droits de l'homme, que nul enfant n'a à être sanctionné pour apprentissage non réussi ;
2- les aider à découvrir, — construire ? — des pratiques qui n'agressent, ni ne blessent les élèves, fussent-elles sacralisées par la tradition, et des remèdes aux problèmes de ceux-ci, qui n'aggravent pas leur mal...
Peut-être alors, n'aura-t-on plus à se demander pourquoi nos élèves décrochent...

C'est ce que je vous souhaite à tous pour cette rentrée 2017 ! Puisse-t-elle vous tenir en forme : on risque d'en avoir besoin...