Pardon pour ces échappées un tantinet polissonnes, voire franchement vulgaires... Mais la fureur de mon collègue Brighelli devant ce qu'il nomme "l'appauvrissement du lexique français et la mort de la grammaire" m'a donné des envies de rigolade. Ce n'est pas si souvent que l'on peut avoir ce genre d'envies en ce moment. Profitons-en donc mais sans en abuser.

De fait, il est surtout urgent d'apporter quelques explications, qu'une passionnée de grammaire considère indispensables, elle qui œuvre depuis des années pour que la grammaire qui est, comme vous savez, la connaissance libératrice par excellence, devienne enfin ce qu'elle doit être, une étude sérieuse et rigoureusement menée du fonctionnement de la langue, menant réellement à sa maîtrise par TOUS les enfants. Et pour cela, la mort du COD est indispensable : un sigle imbécile, opaque pour tous, enfants ou adultes, auquel il faudra ajouter quelques-uns de ses collègues, car il n'est hélas, pas seul !
J'exagère ? Notre grammaire actuelle n'a-t-elle rien de libérateur ?
Il suffit déjà d'interviewer les générations d'élèves qui l'ont subie. Il suffit aussi de voir les sommets de sottises que des étudiants diplômés sont capables d'émettre, comme réponses à des questions de grammaire, niveau CM2. Mais il faut creuser davantage...

Et d'abord, d'où vient donc la grammaire comme discipline scolaire ?
Un peu d’histoire…

Faire de la grammaire, la "vraie", est, contrairement à l’idée généralement reçue, et à l’impression de la plupart des élèves qui ne la connaissent pas, un acte de haute signification symbolique et de libération : un ouvrier qui, non seulement sait faire fonctionner sa machine, mais sait comment elle fonctionne et pourquoi elle fonctionne comme ça, est un ouvrier libre. C'est même le seul qui le soit.
Savoir comment fonctionne la langue que l'on parle, et pourquoi elle fonctionne comme cela, confère un pouvoir incontestable.
Ceci était présent dans les intuitions des révolutionnaires de 1789, puisque ce sont eux, les pères de la grammaire en tant que discipline scolaire destinée à tous les enfants. C'est en effet, le décret du 16 Prairial an II (28 mai 1794), qui, à partir des propositions du rapport de l'abbé Grégoire sur une enquête que ce dernier avait menée durant quatre ans, ouvre à tout le monde l'enseignement de la grammaire, jusqu'alors réservé, (et encore...), aux seuls nobles.
Quelques mois plus tard, sous l'impulsion de penseurs remarquables comme Condorcet, la Convention propose un concours pour une “Grammaire Nationale”.
Malheureusement, cet acte révolutionnaire, comme beaucoup d'autres, va être vidé de son audace pour deux raisons :
* d'une part, aucune réflexion sérieuse sur la langue, pouvant déboucher sur de nouvelles études, ne va sortir des propositions de la Convention. Devant ce vide, le prix sera donné à l'ancien traité de Lhomond ;
* d'autre part, la grammaire est d’emblée conçue, non point comme une étude scientifique de la langue, mais comme un ensemble de règles à appliquer, rendues plus contraignantes encore par un curieux conservatisme langagier et une normativité absolue, ce qui lui a ôté tout pouvoir critique.
La suite de l'histoire va poursuivre cette opération de castration, commencée deux siècles plus tôt par Malherbe, qui l'a écrasée sous des lois castratrices qui pèsent encore sur nous aujourd'hui. En 1803, on réédite la Grammaire de Port-Royal, avec un “Essai sur l'origine et les progrès (??!?) de la langue française”, d'un certain Petitot, qui attaque violemment les philosophes du 18ème, Condillac et Condorcet, et affirme la supériorité des Anciens, — déjà !! — ainsi que la nécessité de revenir aux bons principes d'une langue pure (Tiens, tiens !). Avec Napoléon, la grammaire va même disparaître de l'enseignement dans les lycées impériaux : on voit que les hypothèses se confirment !

Que dire alors de cette grammaire léguée par nos Anciens ?

C'est une grammaire d'origine religieuse, fondée sur une conception divine de la langue, dont on prétend qu'elle est transparente et ne fait qu'un avec la pensée. Si bien que les critères d'analyse sont ceux du sens véhiculé, dans une confusion totale entre le sens et les moyens d'y accéder, sans distinction aucune entre, par exemple, l'agent d'une action et le sujet d'un verbe, entre l'objet de l'action et le complément du verbe : on comprend les difficultés qu'entraînent alors les exemples où ces données ne coïncident pas : "Pierre a été battu par son père" : celui qui a fait l'action, pour la majorité des élèves, c'est bel et bien le père ! Quant à "l'objet de l'action", on serait bien en peine de le trouver dans "Cinq et trois font huit" : parler de "complément d'objet" ici ne simplifie vraiment pas les choses pour les enfants !

Installée sur cette voie de confusions, la grammaire s'est vue affublée d'une terminologie crée à hue et à dia, n'importe comment, au fil des initiatives plus ou moins individuelles qui se sont rajoutées les unes aux autres, sans la moindre logique : c'est ainsi que le mot "voix" est apparu un beau jour, pour remplacer celui de "forme", dans la désignation du "passif", évidemment en souvenir du grec ancien, — qui fait tout de même plus chic ! — mais sans voir que ce qu'on traduit par "voix", en grec, n'a vraiment rien à voir avec le "passif" français (le mot "forme" est beaucoup plus clair).
Cacophonie de termes se heurtant, à laquelle s'ajoute une fâcheuse polysémie des termes techniques grammaticaux, incompatible avec leur rôles : un terme grammatical, désignant une "notion" ou un"concept", se doit de n'avoir aucun autre sens possible, faute de quoi, il devient une complication de plus (c'est pourquoi il est souvent nécessaire de les inventer de toute pièce).
Or, on parle de "pronom" à la fois pour "il" et pour "je" , alors que ce dernier ne remplace aucun nom, et que cette appellation unique conduit les enfants à confondre le fait de REMPLACER et celui de DÉSIGNER, non une personne, mais un des pôles de la communication : du point de vue de la rigueur d'esprit, on peut faire mieux.
On parle "d'adjectif" à la fois pour les qualificatifs et pour les possessifs ou démonstratifs, alors que leur fonctionnement est radicalement différent.

Ajoutons (mais on n'en finira jamais !) que ce mélange "sens -grammaire" aboutit à des absurdités : plus de cinquante "compléments circonstanciels" peuvent être dénombrés. Et l'on ne peut s'empêcher d'évoquer comment l'un de mes grands maîtres, celui qui m'a fait découvrir ce que la grammaire peut et doit être, le seul linguiste qui ait été en même temps pédagogue, Emile Genouvrier, ouvrait ses séances de formation. Il annonçait un petit test des connaissances grammaticales des participants et, après avoir écrit au tableau : Ma grand-mère est partie sur un pédalo, il demandait : Quelle est la fonction de "pédalo" ?
Question capitale évidemment.
Chacun s'interrogeait, cherchant dans la longue liste des compléments circonstanciels, celui qui semblait convenir... Le maître les laissait patauger un moment, puis, balayant d'un sourire les propositions hésitantes de collègues, déclarait : "Rien de tout cela : c'est un complément de risques : ma grand-mère ne sait pas nager !"
L'art de réveiller ceux dont les idées reçues et les habitudes ont endormi le sens critique !

Enfin, le découpage en tranches bien séparées, soigneusement cultivé : grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire, considérées comme des disciplines distinctes, et qui occultent complètement la signification de l’ensemble, a contribué à appauvrir le travail et à lui ôter tout intérêt, empêchant de comprendre que ces différences ne sont en fait que des secteurs différents d’une même réalité, la langue française, laquelle met en jeu diverses sortes de mots, des noms, des verbes, qui ont une face sémantique (le vocabulaire), une face linguistique (la grammaire, syntaxe et morphologie), et une face orthographique.
La face linguistique ne concerne pas le sens des messages, (c'est la tâche de la lecture et des opérations mentales par lesquelles on comprend) mais les moyens par lesquels les mots, grâce à leurs marques, et à leur place dans l'énoncé, permettent d'effectuer ces opérations mentales de compréhension.

La prétendue complication des programmes 2016, n'est en fait qu'une CLARIFICATION :
* Au lieu de "direct", ou "indirect", qui ne veulent rien dire pour les enfants, on conseille de dire "avec préposition" ou "sans préposition" : ça au moins c'est clair pour eux et en plus, ça leur appelle que le petit mot qui sert de crochet s'appelle une "préposition".
* La notion de "sujet" peut être conservée, à condition qu'on insiste bien sur le fait qu'il s'agit d'une RELATION, et non d'une nature (ce qui interdit d'affirmer que le sujet "fait l'action" : il est rare qu'un relation se permette de telles choses !)
* La notion "d'objet" doit disparaître, ne créant que des complications sémantiques dont on n'a rien à faire : ce qui importe c'est de savoir de quel mot il dépend (= dont il est le complément, terme clair), et comment il y est rattaché.
* Les "compléments circonstanciels" (quels mots simples, clairs, faciles à prononcer !!) sont des groupes de mots, dont la particularité est d'être rattachés, non à un autre mot, mais à toute la phrase, ce qui leur donne loisir de pouvoir s'y promener à diverses places. Ils devienent donc des "compléments de phrase".
Et, sur ce point, c'est tout ce qu'il y a à savoir !
Et l'on ose dire qu'on tue la grammaire sous le jargon ?

Juste un mot pour finir à propos du "prédicat" (= ce qu'on dit du sujet) et qui suscite tant d'émois : d'abord ce n'est qu'un conseil (nullement une injonction !), et, à mon avis, un MAUVAIS conseil. Cela n'apporte rigoureusement rien du point de vue pédagogique, parce que c'est vaguement accompagné d'un sémantisme douteux. je préfère de beaucoup parler de "groupe du verbe".
En grammaire on se fiche de ce qui est dit du sujet, on regarde comment les mots fonctionnent entre eux : c'est clair, ça ressemble à un jeu de légos, et les enfants s'amusent avec.

Au fait, vous vous souvenez ? C'est à des enfants qu'on s'adresse...
Est-on sûr que ceux qui vont arriver l'an prochain le savent ?