Cette question, je le crains, va en hérisser plus d'un, qui vont y voir une provocation injuste, scandaleuse, eu égard au dévouement sans bornes de nos "hussards de la République", de tous ces instit', si nombreux à mériter notre reconnaissance, dévouement qu'il n'est évidemment pas question de contester.
Et pourtant...
L'instit' qui m'avait remis cette copie dans les années 70, l'avait fait pour démontrer la baisse indubitable du niveau des élèves (Mais oui ! Déjà !), avec pour preuve la performance d'un élève irrécupérable.
Est-il humain d'accoler cet adjectif à un gamin de huit ans ? Et ce d'autant plus, quand une lecture un peu plus attentive de son travail, sachant dépasser l'orthographe, révèle des qualités certaines ?
Un autre exemple ? En petite section de maternelle, cette année, un petit Lyam de trois ans, qui veut rejoindre ses camarades au "coin regroupement", se voit régulièrement sommé, par sa gentille maîtresse, de terminer d'abord son travail. Ah mais ! Les pleurs de Lyam, ça, c'est de l'éducation à la vraie vie, où, chacun sait que les principes sont prioritaires...
Et d'autres encore : toujours cette année, mais un peu plus tard dans la scolarité, une auxiliaire scolaire, chargée d'aider un gamin de sixième, plein de difficultés et de bonne volonté, a demandé au professeur de maths s'il était possible d'aller un peu moins vite dans l'avancée galopante du programme, pour permettre à son protégé, et à beaucoup d'autres complètement largués eux aussi. Elle s'est vu répondre : "Désolé : j'ai mon programme à tenir, moi ".
Que dire de la distribution des copies corrigées en commençant par la plus mauvaise, agrémentée de considérations sarcastiques, qui mettent en joie le reste de la classe ? De l'interrogation au tableau, sous les regard goguenards de ses camarades, de celui qui ne sait rien et qui n'a d'autres ressources que de faire le pitre pour sortir de l'humiliation ? Des séances d'alphabétisation des adultes qui commencent par des lignes de lettres à copier avec de l'oralisation de petites phrases prétendument simples et qui ne sont que bêtes et infantilisantes, donc humiliantes pour un adulte ?
Et puis, pour terminer une liste interminable, voici une histoire — vraie — où beaucoup d'entre nous se reconnaîtront (j'y retrouve, personnellement, l'humiliation que me valait, dans mon prestigieux lycée parisien, mon accent de Belleville, qualifié de "vulgaire", chaque fois que je lisais à haute voix), voici un extrait de "Paroles de Déracinés", recueil de témoignages de JP. Guénot et J. Pecnard (2005 Ed Librio), le récit de Suzel, rapatriée d'Algérie :

J'étais plutôt une bonne élève. Je m'appliquais tout particulièrement à l'étude et connaissais mes leçons sur le bout du doigt. La matière que je préférais était le français. Un jour que nous apprenions l'imparfait, la maîtresse me demanda de réciter le verbe « chanter ». Je me suis levée et j'ai déclamé, consciencieusement: « Je chantais, tu chantais, il ou elle chantait, nous chantions, vous chantiez, ils ou elles chantaient. » Je savais parfaitement conjuguer les verbes à l'imparfait. J'étais fière, je n'avais pas fait de faute, lorsque j'entendis la maîtresse m'interpeller: « Ce n'est pas comme ça ! On dit : je chantais avec un ai ouvert et pas avec un é fermé. Tu comprends? Recommence. » Je recommençai, sans comprendre. J'étais sûre de ce que je disais, d'ailleurs, elle disait pareil. Mais la maîtresse, furieuse, me hurla dessus : « ai ouvert et non fermé. Recommence ! » Je n’entendais pas la différence ;je ne comprenais pas ce qu'elle voulait de moi, ce qu'elle voulait que je dise. Sans cesse, elle me fit reprendre mais je persistai malheureusement avec mon « je chantais » et le « é fermé ». Elle entra alors dans une colère noire, toute la classe se moqua de moi, ricanant sans retenue. J'étais mortifiée. Dans la foulée, elle insista autant qu'elle put, avec le « lait» et tous les autres mots qui se terminent par un « ai » ouvert. Et enchaîna avec le « o » de rose. Tous les enfants se gaussaient. Ma matière préférée devint un véritable cauchemar.

Autant de souffrances réelles, et pourtant non voulues. Comment est-ce possible ?
Est-ce que les enseignants sont cruels ?
Évidemment non.
La cause est beaucoup plus profonde que cela : une routine sacralisée par la tradition, si solidement entrée dans les esprits qu'elle est devenue réflexe, dépourvu de tout esprit critique, de toute conscience de ce qu'on fait.
D'abord, ceux qui sanctionnent les élèves ne sachant pas leur leçon, ou ignorant tel théorème ou telle règle de grammaire, oublient que, dans notre métier, l'ignorance n'est pas une faute, c'est la matière de notre travail : il est normal que les élèves ne sachent pas puisque nos somme là pour leur enseigner ce qu'ils ignorent.
Quant à ceux qui profitent de ces sanctions, déjà illégales, pour humilier les élèves, ils oublient l'enfant qu'ils ont été, et je les plains.

Le professeur qui déclare : "j'ai mon programme à tenir, moi" — sous-entendu : "tant pis pour ceux qui ne peuvent pas me suivre !"— est sincère. Sauf qu'il a oublié le sens de son métier : le programme, ce n'est pas lui qui doit l'avoir "fait"; il doit avoir fait en sorte que TOUS ses élèves l'aient appris. Ce n'est pas la même chose.
Et comme ceux-ci sont tous différents devant ce qu'ils ont à apprendre, il importe de trouver des moyens d'intégrer ces différences. Cela s'appelle la formation professionnelle. De même qu'on entre mieux dans un livre épais, si l'on commence par l'explorer dans son entier, avant de le lire ligne par ligne, on pourrait en faire autant avec le programme : on commence par l'explorer d'un bout à l'autre pour voir avec les élèves ce qu'il en savent, et organiser avec eux, un partage des recherches et la prise en charge de ceux qui n'en savent vraiment rien, par ceux qui ont eu la chance de pouvoir en avoir déjà une petite connaissance... Et tout cela afin de mettre en place un calendrier du travail permettant à tous d'avoir, à la fin de l'année, les acquis officiellement attendus sur le programme.

Faire pleurer Lyam, pour qu'il apprenne qu'on doit finir un travail avant de faire autre chose, est-ce vraiment lui apprendre la vie ? Il y a là-aussi, une erreur d'objectif. Certes, il est vrai qu'éduquer, c'est faire découvrir que, pour vivre ensemble, il faut accepter des règles NÉCESSAIRES, mais ce n'est ni par la contrainte, ni par la violence, qu'on y arrive. Ce n'est que par la solidarité, le respect — et surtout l'intelligence : on va ainsi demander gentiment à ceux qui, pour des raisons diverses ont bien terminé leur "travail", qu'ils viennent donner un coup de mains à celui qui, — et quelles qu'en soient les raisons — n'arrive pas à suivre ce rythme, en expliquant bien que ce sera tellement mieux si tout le monde se retrouve bien ensemble pour l'activité qui suit.

A l'opposé, démarrer l'alphabétisation des adultes par du travail syllabique de CP (déjà catastrophique pour des petits), c'est se révéler incapable de se mettre à la place de celui qui a honte de ne pas savoir lire, alors qu'il faut au contraire le valoriser en se servant de tout ce qu'il sait et en lui démontrant qu'il en sait déjà beaucoup en matière de lecture et plus qu'il ne le croit.

Il est une phrase d'Haim Ginott qui devrait être imprimée partout, et notamment dans la tête de tous les enseignants de tout poil et de tout pays : Les enfants sont comme le ciment humide… Tout ce qui leur tombe dessus imprime une marque sur eux. C'est particulièrement vrai pour les blessures morales et les humiliations : même octogénaire, on s'en souvient avec la même douleur...
Et ceux qui ne s'en souviennent pas — ou qui osent dire "au fond, ça m'a fait du bien", devraient aller consulter au plus vite. Les séquelles de l'humiliation semblent même particulièrement graves pour eux : les premiers, en effet, n'en ont pas conscience, mais ceux-ci la justifient... pour la reproduire sur d'autres.

A quelqu'âge que ce soit, apprendre, ça fait mal, parce que ça démolit quelque part des croyances qu'on prenait pour des certitudes.
Il faut le savoir : l'empathie pour les enfants, les adolescents ou les adultes, qui souffrent sous les élèves, qui viennent à nous pour apprendre, est la première et, de loin, la plus importante, des qualités nécessaires à un enseignant.
Il faudrait que les formateurs d'ESPÉ ne l'oublient pas.