Faut-il supprimer l'enseignement de la grammaire à l'école ?

Une question qui en appelle une autre : "La grammaire ? Laquelle ?".
S'il s'agit de celle que nous avons tous subie et que nos enfants continuent de subir, moi grammairienne de formation, passionnée par ce domaine d'étude, je dis : "OUI ! Supprimons-la tout de suite !" et en applaudissant des deux mains. Cette grammaire-là, n'en déplaise à ceux qui lui trouvent une chanson douce, a deux défauts majeurs.
1- elle est un tissu d'incohérences et de confusions ;
2- elle ne sert en rien — c'est même le contraire — la maîtrise de la langue, orale (qu'elle ignore), ou écrite (dont elle refuse la spécificité).
Développer le premier point prendrait trop de place, sur ce billet : je l'ai fait maintes fois en divers endroits. Contentons-nous aujourd'hui de creuser le second, pour répondre comme il convient à la question de Télérama, comme à celle de Freinet, et définir quelques aspects d'une autre conception de la grammaire.
A Freinet qui posait la question autrement et de façon plus radicale encore : "Et si la grammaire était inutile ?", j'ai déjà répondu "non" dans le précédent billet sur COD et prédicat. La grammaire est plus qu'utile, elle est indispensable, comme les Révolutionnaires de 1789 l'avaient si admirablement compris.
Ce qui implique que ma réponse soit également négative à la question de Télérama. Il est évident qu'il faut l'enseigner à l'école, mais surtout pas celle de nos manuels, de Bled, Beschrelles et autres Rigaud-Vasconi, qui continuent, sous un autre verni à enseigner les mêmes incohérences dangereuses.
Pourquoi ?
Parce que, au lieu d'aider à faire comprendre comment fonctionne notre langue, elle s'obstine à enseigner le nom des éléments de la phrase, tout en confondant grammaire et sens, dans une invraisemblable salade entre grammaire et lecture. Un peu comme si, pour comprendre comment fonctionne un moteur diesel, on enseignait le nom des pièces qui le constituent à partir de ce que fait le conducteur.

Enseigner le nom ou la notion ?

Prenons un exemple, sous trois formes :

La semaine dernière, Pierre a accueilli des enfants affamés ;
Pierre a accueilli des enfants qui n'avaient pas mangé depuis deux jours ;
Pendant qu'il était en vacances, Pierre a accueilli des enfants de migrants, rescapés d'un naufrage.

La grammaire traditionnelle va étudier ces trois phrases, dans trois chapitres différents, étudiés à des époques différentes... Pourquoi ? Parce que les mots qui accompagnent celui de "enfants" portent des noms différents : un adjectif qualificatif pour la première, une proposition subordonnée relative pour la seconde, et un complément de nom, lui-même accompagné d'un participe en apposition enrichi lui aussi d'un complément, et que tout ça rentre dans des "chapitres" différents.
Or, les trois expansions en question correspondent en réalité à des choix d'écriture : selon le projet qui est le mien je vais choisir telle ou telle formulation. Il serait donc nécessaire que, dans le réservoir langagier qui est le mien, ces trois formulations soient rangées dans le même casier. Faire de la grammaire, c'est ranger ces faits de langue que l'on rencontre, notamment en lisant, dans des casiers commodes pour pouvoir s'en servir quand on écrit.
Sinon elle ne sert à rien.

Creusons encore à partir de ces exemples : la grammaire habituelle va déclarer que, de ces trois phrases, la première est une phrase "simple", tandis que les deux autres seraient des phrases complexes, parce qu'elles contiennent des propositions subordonnées, qui s'ajouteraient à la proposition principale, Pierre a accueilli des enfants, comme les wagons à la locomotive (l'image étant constante dans les manuels).

Il y a belle lurette, pourtant que les linguistes ont démontré, qu'il n'existait que deux types de phrases :

P1 —> Un élément de type 1+un élément de type 2
P2 —> Un élément de type 1 + un élément de type 2 + un élément de type 1

Les éléments en question pouvant être nommés, indifféremment, GN et GV,ou, pour ceux que chatouille l'idée qu'on appelle "groupe" un mot seul, SN et SV (syntagme nominal et syntagme verbal), ou encore "thème" et "prédicat", voire, comme le proposait E. Genouvrier : "groupe jaune" et "groupe rouge". L'essentiel étant que la notion prime le nom.
Comme on voit, la formule qui fait problème, celle du prédicat n'est jamais qu'une des manière de traduire la notion des deux "constituants" de toute phrase, avec l'énorme inconvénient d'être des mots opaques de sens pour les élèves, largement autant que "syntagmes", qui feraient hurler au jargon les défenseurs de la belle langue française : les sigles transparents GN et GV fonctionnent infiniment mieux auprès des élèves.

Mais, quoi qu'en ricanent certains soi-disant grammairiens, l'idée de la couleur était une excellente idée, profondément "pédagogique", pour éviter la confusion "notion/nom qu'elle porte". La technique d'Emile était sur ce point parfaite : dès la première phrase écrite au tableau — et quels que soient les thèmes abordés — il entourait de jaune, le groupe sujet, et de rouge, le groupe du verbe, quels que complexes qu'en soient les constituants (subordonnées, compléments divers etc.), toujours sans dire pourquoi. Très vite, au bout de quelques exemples, une semaine au plus, les enfants étaient devenus capables de prédire, en s'amusant, et sans qu'on le leur demande, quel mots seraient entourés de jaune et quels le seraient de rouge.
Cela voulait dire que la notion était construite. On pouvait alors choisir un terme "grammatical" et entrer dans le métalangage.

Autre domaine d'erreurs que les linguistes pédagogues nous ont aidés à découvrir et rectifier : la notion de "phrase complexe".
On se souvient de la fameuse analyse "logique" (qui n'avait de logique que le nom !) avec les barres verticales qu'il fallait placer au bon endroit pour faire apparaître les wagons subordonnés et les distinguer de la proposition principale, qui ne l'était quasiment jamais, principale, du moins pour le sens.
Un exemple ancien permet de l'illustrer facilement :

Mon père exige qu'on le laisse tranquille pendant qu'il travaille

L'analyse en question exigeait qu'on découpe ainsi la phrase :

Mon père exige I qu'on le laisse tranquille I pendant qu'il travaille.

On qualifiait alors la phrase de "complexe" et on énumérait les deux wagons de subordonnées qui suivaient la "principale", en précisant leur fonction : la seconde étant complément d'objet direct du verbe exiger, et la troisième, complément circonstanciel de temps de ce même verbe.
Et après avoir fait ça, on était bien avancé !!
Certes, on avait une bonne note, mais on n'avait pas appris grand chose sur la manière d'écrire...
Et surtout cette réponse était une erreur, à la fois du point de vue du sens, et de celui de la grammaire !

Il est évident que le "complément" du verbe "exige" ne peut pas être la seconde subordonnée : mon père n'exige pas qu'on le laisse tranquille TOUT LE TEMPS : seulement "pendant qu'il travaille". En fait, la structure n'est qu'en deux temps (comme P1) :

* Mon père (groupe jaune ou "thème" ou GN)
* exige qu'on le laisse tranquille pendant qu'il travaille (groupe rouge ou "prédicat", ou GV).
Telle qu'elle est formulée dans cet ordre, l'analyser de cette manière est légitime : la structure éclaire la dépendance du travail et du fait qu'on le laisse tranquille.
Mais, si je dis :

Quand il est dans son bureau à travailler, mon père exige qu'on le laisse tranquille, je dis la même chose, mais à travers une autre manière de le dire : la phrase est du type P2 :

Quand il est dans son bureau à travailler = GN complément de phrase, car il ne dépend plus d'un groupe de cette phrase : il est au même niveau que les autres constituants.
Mon père = GN sujet du verbe (ou "thème")
Exige qu'on le laisse tranquille = GV (ou prédicat)

L'effet produit est légèrement différent : le ton est moins tranchant, et le propos est plus convaincant, car l'accent est mis davantage sur le circonstance, et moins sur l'exigence paternelle
(Avouez, au passage, qu'on a vraiment pas besoin du "thème/prédicat" !!)

Or ce type d'analyse fine des différences de sens qu'entraînent de petites (en apparence) différences de choix grammaticaux, avec les conséquences qui s'en dégagent pour celui qui va lire, est, pour les enfants une découverte qui les amuse beaucoup : j'en ai eu maintes fois la preuve.

C'est pourquoi ce qu'il faut retenir, c'est que cette grammaire débouche directement sur l'acte d'écrire.
Elle permet de savoir comment on doit choisir ses types de phrases et leurs constituants pour obtenir, chez le lecteur, le résultat que l'on souhaite : qu'il comprenne en finesse ce qu'on a voulu dire et qu'il ressente les effets que l'on voulait produire.
C'est à ça que doit servir une grammaire digne de ce nom : on ne saurait parler de maîtrise de la langue, sans cette connaissance des rôles que jouent les choix de structures, pour les textes et pour les phrases.
Si ce n'est pas comme ça, qu'elle est présentée et vécue en classe, avec ou sans prédicat, elle continuera à n'être qu'ennuyeuse.