Et si la fameuse querelle des méthodes, l'opposition "syllabique contre globale", n'avait d'autre rôle que de camoufler les vrais enjeux, sous une illusion de liberté pédagogique, permettant d'occuper les esprits, sans les inquiéter, pour protéger certains profits ? Une liberté largement limitée, du reste, par un endoctrinement orchestré de main de maître, selon lequel, une seule des deux méthodes serait la bonne.

Comme on l'a souvent rappelé ici, apprendre à lire est loin d’être un apprentissage comme les autres — il partage cette spécificité avec celui de l’écriture qui en est à la fois le contraire et le symétrique : ils sont chacun aux deux extrémités de la communication.
Apprendre à lire n’est donc pas seulement acquérir un savoir nouveau, mais c’est devenir capable de vivre un nouveau type de SITUATION DE COMMUNICATION, d’entrer dans un nouvel univers, celui des "choses écrites". Et, comme on ne transmet pas un "vécu"— on le vit avec celui qui apprend ! — le travail de l'enseignant ne saurait être de transmettre le vécu de cette situation de communication nouvelle. Du reste, et contrairement à ce qui est rabâché, l'enseignant n'a jamais à "transmettre son savoir" : ce n'est pas un "livreur". Son métier est très différent, bien plus difficile, mais magnifique, c'est celui "d'éveilleur d'intelligences", dont la tâche est de réunir les conditions pour que les enfants apprennent.

Il est vrai que, pour livrer des colis tout faits, une "méthode" est nécessaire. A la limite, peu importent ses présupposés : elle offre toujours une marche à suivre précise, un protocole plus ou moins élaboré, par lequel les savoirs, bien empaquetés dans un discours savamment conçu par le Maître à partir du dit protocole, sont doctement déposés, comme des vérités, dans la tête soumise des enfants obéissants et attentifs. Une méthode, c'est pratique et reposant : il n'y a qu'à suivre les pages. Aucune préparation n'est vraiment nécessaire, si l'on a bien lu la préface et le mode d'emploi.
Quant aux enfants, ils n'ont qu'à faire ce qu'on leur dit de faire, là où on leur dit de faire. Ils apprennent ainsi à obéir, et ils feront de bons petits soldats qui n'auront pas la vilaine idée de réfléchir, ce qui complique toujours terriblement les choses pour ceux qui commandent.

Mais si l'on veut être un éveilleur d'intelligence, il faut s'y prendre autrement, c'est-à-dire concevoir une autre démarche, à laquelle le terme de "méthode" ne saurait convenir : une "méthode de lecture", qui a un protocole installé, imposé le même pour tous les enfants de quelque région et de quelque époque qu'ils soient, ne saurait éveiller leur intelligence, puisque leur personne et les savoirs qu'elle a pu construire dans leur vie personnelle ne sont pas prises en compte.

Ah, bon ? "méthode" et "démarche" ne seraient pas synonymes ?
En dépit des ricanements, que j'entends d'ici, sur le fait que, pédagogiste attardée, j'avance une de ces ratiocinations de boutiquiers dont mes congénaires ont le secret, je suis convaincue que la différence est capitale : les mots construisent ou défigurent la pensée. Les conflits surgissent, la plupart du temps, d'un emploi approximatif des mots, qualifiés d'équivalents, qui font oublier les notions sous-jacentes. Il est vrai que celles-ci présentent l'inconvénient d'empêcher des amalgames tellement commodes.
Pascal a expliqué cela fort bien en son temps, à une époque où ce genre de confusions pouvait mener loin.

Non, démarche et méthode ne sont pas synonymes.
Si l'on veut être très précis, on peut dire que ce qui les unit et les oppose en même temps, c'est un rapport d'inclusion : toute pratique d'enseignement utilise une démarche, bonne ou mauvaise. Celle-ci est un ensemble composé d'une direction, celle d'un objectif clairement annoncé, de choix prioritaires, d'étapes possibles, et d'une cohérence théorique, avec les données scientifiques relatives à l’enfant, la manière dont s’effectue un apprentissage et ce que sont les contenus à enseigner.

Or, pour ce qui est de l'apprentissage de la lecture, le mot "méthode" a pris le sens de "démarche fermée", et bloquée sur un outil tout fait, aux étapes imposées, valables pour tous. Dévoyant son sens général, pour le réduire à celui d'un outil enfermé sur son protocole, le mot "méthode" n'a plus rien de ce que désigne celui de "démarche", outil souple qui s’adapte aux variations des situations de classe, et peut se décliner de diverses manières. La démarche donne seulement les clés qui peuvent ouvrir, à tous les enfants, les portes d'un nouveau savoir, et propose des manières de l’explorer, toujours adaptables aux nécessités du moment. La "méthode", non.

C'est pour cela, entre autres, qu'il faut s'insurger contre des emplois agaçants du mot "méthode", qu'on retrouve partout, aujourd'hui, comme la "méthode Montessori", ou la "méthode Freinet", et d'autres...
Non archi-non, ni l'un, ni l'autre n'ont bâti ce carcan qu'on appelle une méthode : ils ont inséré, dans leur pratique, des éléments nouveaux, qui sont pour l'un comme pour l'autre, la prise en compte de l'enfant, de sa personne, de son pouvoir d'expression et de création, pour Freinet, le rôle de l'écriture et de l'imprimerie dans l'accès à l'écrit : ils ont ouvert leur démarche pédagogique avec cette prise en compte. Ils ont fait comme chacun des grands pédagogues qui ont ainsi enrichi les démarches existantes de données nouvelles, permettant d'aller plus loin dans la recherche de l'efficacité des apprentissages par les enfants, apports nouveaux que les chercheurs en pédagogie intègrent, ou non, dans leur travail, construisant, pierre après pierre, des pratiques de plus en plus adaptées et justes.

Si donc, pour en revenir à l'apprentissage de la lecture, on veut définir, avec un peu de précision, la problématique réelle de l’apprentissage de la lecture, ou, si l’on préfère, le véritable choix pour l’enseignant, on découvre qu'il ne se situe pas entre deux « méthodes », mais entre deux « démarches » :
1- une démarche, s’appuyant sur une logique abstraite de progression fermée, qui consiste à commencer par les éléments de base, l’identification des mots, de manière isolée, ou insérés dans de petites phrases inventées, et qui se subdivise en deux directions possibles :
* identification par le déchiffrage lettre à lettre et la relation lettres/sons : c’est la méthode syllabique.
* identification des mots par une reconnaissance globale oralisée de ceux-ci, suivie d’une décomposition en syllabes et en lettres : c’est la méthode globale.

2- une démarche s’appuyant sur les données de la psychologie des enfants et sur la pédagogie, qui consiste à commencer par les écrits connus des enfants, et dont la progression s’effectue dans deux directions, à suivre en parallèle :
* Élargir ce « connu », en explorant la diversité des écrits apportés par l'école.
* Découvrir, en l’analysant, le fonctionnement particulier de la langue, dans les écrits explorés, ses ressemblances et ses différences avec la langue que l’on parle, et les éléments qui la constituent.
* A noter, dans cette même direction, de type psychopédagogique, les propositions de Freinet, reprises par J. Fijalkow et l'ICEM, qui, pour commencer par du connu des enfants, abordent la lecture à travers l'écriture libre, imprimée.

On peut dire que l’enseignant a donc à choisir entre une démarche logique, mais abstraite, fermée, et loin des enfants, et une démarche psychopédagogique, prenant en compte les enfants et leurs savoirs.

Concrètement, en termes d’objectifs, le résultat visé se situe dans les réponses à deux questions :
1- Qu’est-ce que les enfants doivent savoir faire, quand ils auront appris ?

Réponse : Il doivent comprendre, c'est-à-dire, savoir trouver le « message », dans les textes qu’ils lisent, et y réagir : faire ce qui est écrit, quand il s’agit des consignes de travail et d’exercices, trouver les informations dont ils ont besoin, rire devant une histoire comique, et dire pourquoi elle l’est, éprouver du plaisir devant de beaux textes, être émus ou scandalisé, se déclarer d’accord ou non avec ce qu’ils ont lu, etc. C’est la vraie signification du verbe "comprendre".

2- Comment est-il nécessaire de s’y prendre, pour les aider à parvenir à ce résultat ?
Réponse : En ne travaillant que sur des écrits porteurs de messages, insérés dans un contexte de communication, en enseignant aux enfants à utiliser les indices qui prouvent qu’ils en sont, et en les aidant à effectuer les opérations de mise en relation et de raisonnement que cela exige.

Et il faut le faire en se souvenant…
* qu’il s’agit d’enfants, dont on doit respecter le fonctionnement,
* qu’apprendre ne saurait être conçu comme un simple « remplissage »,
* que les écrits qu’il faut savoir lire, mettent en jeu un fonctionnement de la langue, différent de celui que l’oral utilise.

Où l’on voit bien que tout cela exclut d’emblée le premier des choix possibles : la démarche par "méthode" n'intègre aucune de ces données dans les tout débuts de l'apprentissage, ce qui permet, en revanche, l'installation, chez les petits, de représentations erronées de l'écrit et de conduites de lecture, inefficaces, mais fort difficiles à perdre, rendant quasi impossible l'apparition d'une véritable maîtrise.

Oserait-on croire que ce soit voulu ? Non, bien sûr...