C'est ainsi qu'au détour d'une des pages de la brochure " Comment choisir un bon manuel de lecture ?", on tombe sur cette étonnante révélation, chargée de répondre à cette question :



Il faut reconnaître qu'on découvre là, une réponse d'une rigueur scientifique à couper le souffle.
Et n'allez pas croire que le signe "multiplié par" ne soit ici qu'une fantaisie de présentation : que nenni ! Il est explicitement affirmé, en légende à cette surprenante réponse, en forme d'équation, que le "savoir-lire", c'est-à-dire le "savoir-comprendre", est bel et bien le résultat d'une multiplication :

Une formule simple résume l’interaction entre le décodage et la compréhension. C’est une relation multiplicative : la compréhension de l’écrit, c’est le produit de la reconnaissance des mots écrits et de la compréhension orale des mêmes mots, des phrases et des textes qu’ils composent. ("Pédagogie et manuels pour l'apprentissage de la lecture : comment choisir ?", page 12, CSEN, en coll. avec l'Académie de Paris.)

C'est ici que la confirmation de ma faiblesse mathématique m'écrase de honte. Malgré des efforts insensés, je ne parviens pas à comprendre comment on pourrait multiplier la compréhension orale par la reconnaissance des mots déchiffrés. Mes collègues matheux vont pouvoir sans doute venir à mon secours...

Laissons de côté la multiplication qui m'échappe, et essayons au moins d'entrer dans la signification des éléments multipliés. Cette formule semble affirmer que l'association du déchiffrage des mots d'un écrit, avec la compréhension orale, aboutit à la compréhension de ce texte.
Une question se pose alors : la compréhension orale de quoi ? Si c'est la compréhension de l'oral en général, c'est vague, et pas facile à caractériser ! Surtout, cela impliquerait que la compréhension orale soit assez proche de la compréhension écrite. S'il s'agit au contraire de la compréhension orale de l'écrit lu, — puisqu'on le fait oraliser pour le comprendre — cela entraînerait la nécessité de toujours oraliser ce qu'on lit, ce qui rendrait cette activité délicate dans les lieux publics...
L'obscurité ne s'éclaire toujours pas.
Quoi qu'il en soit, est affirmée ici, une relation étroite entre compréhension orale et compréhension écrite, que l'association de la première avec le déchiffrage des mots rendrait opérationnelle.
Examinons cette relation.

L'oral, comme l'écrit, — on l'oublie souvent — sont des situations de communication. Si bien que ce qu'on appelle la compréhension n'est autre que la réponse au message reçu : on sait que ce qui définit une communication, c'est la réponse. De ce fait, à l'écrit, c'est la manière de réagir à la lecture (et non l'oralisation des mots) qui est le véritable indicateur de la compréhension de ce qui a été lu.

Entre les deux situations, c'est la présence ou non du partenaire qui fait la différence : dans une communication orale, le partenaire est là, avec tout ce que sa présence apporte d'informations, si bien que les mots prononcés ne sont pas forcément l'essentiel du message. La compréhension s'appuie d'abord, sur la situation : le lieu, celui qui vous parle avec le degré de connaissance qu'on en a, le projet et les conditions dans lesquelles la communication a lieu, détails auxquels s'ajoutent toutes sortes d'indices sonores et visuels, le ton, la mimique, l'intensité des paroles : tout cela est interprété avant les mots eux-mêmes, qui, parfois, sont à peine entendus.
A l'écrit, le partenaire n'est pas là : il est absent ou mort ! Il est donc normal que la compréhension du message, où le lecteur est seul, sans autre information que les mots écrits, exige un travail de l'intelligence important, pour entrer en communication avec l'auteur, souvent inconnu, du message et lui répondre. Pour pouvoir répondre à un partenaire absent, il faut réfléchir et effectuer des opérations mentales dont on n'a pas vraiment besoin à l'oral.
Il s'agit, d'abord, d'explorer la périphérie du texte, le type d'objet à lire (formulaire, affiche, extrait de texte, poème, lettre manuscrite etc.) sa mise en page (illustrations ou non, paragraphes, type de caractères, etc.). Cette exploration permet l'apparition d'un "horizon d'attentes", ensemble d'hypothèses qu'une lecture linéaire vient ensuite confirmer, rectifier, affiner. Ce qui permet ce travail de vérification, ce sont des opérations mentales de mises en relation des détails perçus, à la fois entre eux, avec l'expérience personnelle, avec le projet de lecture, de raisonnement, etc.

Il faut donc apprendre à les faire. Et, pour cela, éviter d'installer dans les premiers apprentissages des conduites de lecture rendant ces opérations impossibles, comme le fait d'oraliser les mots déchiffrés linéairement : l'oralisation, en effet, surtout accompagnée du souci de "mettre le ton" (lequel ????), a pour effet de mobiliser toute l'énergie disponible, ne laissant nulle place à l'intelligence, pour mettre en relation les éléments perçus, anticiper, raisonner, inférer les informations non écrites etc.

Comprendre à l'oral et comprendre à l'écrit n'ont en fait aucun point commun. Il est donc impossible de penser que la compréhension orale pourrait, même multipliée par le déchiffrage, produire de la compréhension écrite.
Comment expliquer alors qu'on puisse dire de telles étrangetés et obliger les enseignants à faire faire aux enfants tout ce qui empêche ceux-ci de devenir de vrais lecteurs ? Vous voyez une raison à ça ?