Ebranlement : un langage bien peu blanquerrien ! C'est même une notion évitée avec soin dans notre société de profit, aux comptes dûment vérifiés, pour qui l'éducation des enfants doit être conçue à l'aune de la société actuelle : avec des rendement sûrs et une croissance assurée, reposant sur des bases scientifiques, dont l'efficacité est validée par des évaluations certifiantes, installant des certitudes solidement assises.
Il est évident qu'une telle éducation, d'une conception "rigoureusement logique", avançant pas à pas, du simple vers le complexe, exclut tout écart ne paraissant pas immédiatement utile, c'est-à-dire "rentable" — donc, évaluable et comptable. Les activités artistiques ont ce défaut, gravissime dans une telle société.
On notera qu'elles ne sont pas seules à avoir ce défaut : la crise actuelle des hôpitaux le prouve, comme le faisait remarquer, hier soir, un Chef de service d'hôpital public : soigner un bébé malade, ou n'importe quel autre individu dans le même état, ça coûte et ça ne rapporte rien. Ajoutant : l'hôpital public n'est pas une entreprise.
Ce n'est pas étonnant : quelles soient artistiques ou de soin, ces activités ont en commun de concerner l'humain et l'humain n'est guère "rentable".

Mais, que je sache, l'École, dont la tâche est d'éduquer, concerne également l'humain : même si notre Ministre l'oublie complètement, nos élèves sont des personnes. Et il est clair qu'elle a du mal à être rentable. Pire, elle ne cesse de se dégrader de toute part depuis presque vingt ans.
C'est en confrontant la formule de Philippe sur l'école, avec les principes de la société actuelle, et leur origine, qu'une hypothèse d'explication surgit.
La dégradation de l'école coïncide précisément avec un événement survenu en 2004, parmi d'autres, sans soulever d'indignation particulière sur le moment : le crédo déclaré de la Loi d'Orientation de 1989, "mettre l'enfant au cœur des apprentissages" fut remplacé par une tout autre formule "mettre le savoir au cœur des apprentissages", autrement plus sérieuse, en apparence.
Simple changement de cap, normal avec la nouvelle orientation politique des dirigeants... Et pourtant, nous sommes quelques-uns (seulement !) à ne toujours pas comprendre comment une telle erreur de raisonnement a pu passer quasiment inaperçu, sans que les conséquences gravissimes qui allaient s'ensuivre ne s'imposent à chacun, avec indignation. Comment a-t-on pu admettre, fût-ce une seconde, que la cible majeure de l'éducation puisse être le savoir ?
Voyons ! Celui-ci ne peut pas être au cœur de l'apprentissage : il est au cœur de la Bibliothèque Nationale !
En faire le "cœur" des apprentissage, c'est oublier la moitié du raisonnement : le fait que ce savoir ne rentre pas tout seul dans le bagage des enfant, et que la tâche centrale de l'École, c'est précisément de rendre possible cette "entrée". Ce qui est au cœur des apprentissages ne peut donc être autre chose que l'élève, l'être humain qui apprend, c'est-à-dire celui qui doit s'approprier le savoir, seul moyen, pour lui, de devenir un citoyen responsable et libre.

Les conséquences de cette monumentale erreur de raisonnement sont dramatiques : elles débouchent sur la disparition de l'humain dans les décisions scolaires, et son remplacement par des considérations de rigueur scientifique, assénées comme des certitudes. La disparition de l'humain, c'est aussi la disparition de la démocratie et celle, notamment, de la liberté des enseignants, englués, chosifiés, dans des savoirs à transmettre, tout aussi chosifiés.
Ni stupeur, ni tremblement : ce que dit le ministre est vrai. Tais-toi et obéis.

Une pédagogie de l'ébranlement ?

Ceux qui mettent le savoir aussi haut, ne savent-ils donc pas que le doute est partie intégrante du vrai savoir, que toute vérité scientifique reste relative, éternellement provisoire, avant d'apparaître incomplète, voire franchement erronée ?
Il est vrai que ce sont là idées peu confortables, difficiles à admettre, y compris pour les adultes : les enfants ont besoin de certitudes : c'est l'objection souvent avancée, pour justifier l'enseignement qu'on connaît, rassurant et lisse, sans aspérité douteuse aucune.
Le problème, c'est que, si des ébranlements ne sont pas, très tôt, apparus dans le vécu des enfants, ils seront de plus en plus insupportables pour les adultes qu'ils deviendront, ces sortes d'incultes diplômés, satisfaits et prétentieux, dont les exemples ne manquent pas autour de nous.
Oui, mais, des certitudes ébranlées, c'est douloureux, surtout pour des enfants...
Or, si l'on veut unir ces contradictoires, introduire de l'inconfort sans faire mal, ébranler, sans faire perdre l'équilibre, seuls les arts peuvent le faire, avec tout ce qui les accompagne, la créativité, l'humour, le rire, l'émotion, et l'étonnement, des sons qui détonnent aux oreilles, des formes et des couleurs qui donnent à voir autrement, des mots qui dérangent les habitudes du langage, et confèrent à celui-ci des significations et ressources nouvelles, toutes choses qui bousculent, tout en apportant du plaisir, certitudes, habitudes et conformismes, ouvrant ainsi la porte à des relativités plus difficiles, plus tard.
Et ce, d'autant plus que les activités artistiques, comme le rappelle Philippe dans cet article, montrent à nos enfants qu’il existe des rituels qui rendent possible l’attention, l’expression, la pensée, l’émotion, dans ce qu’elles ont de plus fort. (...) Ce sont là des espaces de décélération dans un monde où les enfants sont, en permanence, sur-sollicités.
Et il ajoute : Vous voyez bien qu’à cet égard, l’éducation artistique et culturelle n’est nullement un « supplément d’âme » : elle porte un projet sociétal, celui d’une société qui fait une place aux sujets, qui leur permet de se construire dans leur « intentionnalité » et leur solidarité fondatrice..

Sans elle, l'esprit reste fermé sur lui-même, les connaissances se dessèchent et deviennent parfaitement compatibles avec les horreurs qui étonnaient tant Haïm Ginott, venant de personnes diplômées...

Ils sont là, monsieur le Ministre, les vrais fondamentaux : vous devriez relire Descartes, Spinoza et quelques autres... dont Philippe Meirieu, par exemple !