Mais en publiant cet immonde dossier, le Figaro-Magazine de cette semaine, a commis une imprudence : il a rendu perceptible sa technique pour cela. Analyser cette technique, c'est se donner les moyens de lutter contre elle : c'est en analysant le virus qu'on trouve le vaccin qui le détruira.

1- Le titre d'abord.

Admirablement construit pour agir d'emblée sur l'adhésion du lecteur : chacun des mots a un rôle bien précis :
Comment, information explicative : c'est sérieux.
On, l'indéfini pour inquiéter : le danger est caché, mais le journal est là qui l'a débusqué.
Endoctrine: gros verbe lourd, avec des consonnes sèches qui blessent, le "en" du début qui enfonce, et la "doctrine", mot rempli de connotations vaguement dangereuses, qui laisse planer un doute nourri d'inquiétudes imprécises.
Nos enfants : notre chair, ces autres moi-même, auxquels chacun de nous tient si fort et voilà que sur eux plane un danger terrible !
La liste qui suit, en sous-titres, continue le travail avec des termes choisis avec soin pour renforcer la peur: mots négatifs, ou négativement à la mode (idéologie), sigle LGBT+ (il s'agit des mouvements lesbien, gay, bisexuel, transgenre et intersexe), dont la signification reste floue pour beaucoup, mais avec comme un parfum de choses taboues, "pas convenables " : des choses pareilles à l'école ? Quelle horreur ! .
Et pour finir un bel oxymore, qui confirme en beauté : "une dérive bien organisée".

2- Les articles du dossier

Le dossier est bâti de manière à donner une impression d'empilement de nombreux faits accumulés, là où en fait, il y en a fort peu. Ceci, grâce à une mise en page surprenante : l'article le plus important, qui porte le titre de la couverture, signé Nadjet Cherigui et Judith Waintraub, se déroule sur sept pages... mais par une astuce bien connue des typographes, l'impression est plus importante : il est, à deux reprises, interrompu par deux autres articles, le premier, de Hugues Maillot, sur l'écriture inclusive, et l'autre, une interview de Souâd Ayada, présidente du Conseil Supérieur des programmes, portant précisément sur ceux-ci, par Judith Waintraub. En obligeant ainsi le lecteur à chercher la suite de ce qu'il lit, il lui donne le sentiment qu'il y a beaucoup à lire, et que les contenus sont copieux, beaucoup plus qu'ils ne sont, en réalité, et faire oublier la pauvreté effective des "preuves" présentées.

Les illustrations sont particulièrement perverses, rendues telles par les légendes qui les accompagnent. C'est ainsi qu'un bout de BD pour enfants, dont les sources sont citées de manière presque illisible, où il est question des pronoms utilisés par chacun des personnages, est accompagné de cette formule : l'objectif affiché : biberonner les plus jeunes aux idées "progressistes". (Curieux, cet emploi péjoratif du mot !)
On trouve aussi deux affiches, l'une du film "Tomboy" et l'autre de publications du Chêne bleu, mettant en scène des personnages transgenre, avec cette légende : Le genre est devenu le cheval de bataille des activistes progressistes à l'école. Ridicule, mais ça fait de l'effet et l'on voit que "progressiste" progresse dans le péjoratif !
Beaucoup plus grave encore, une affiche FCPE, accompagnée d'une seconde affiche dont il est impossible de repérer d'où elle sort, sont ainsi légendées : Associations de parents d'élèves, sites web, publications diverses, l'institution que représente l'école est infiltrée de toute part par les militants woke et islamo-gauchistes: là ce n'est plus de la stratégie, c'est de la diffamation pure et simple !

Quant à l'argumentation, elle repose sur des "témoignages" interprétés, grâce à un emploi approximatif et volontairement faussé des mots. L'exemple le plus net est celui de ce professeur, qui cherchait à comprendre le crime dont fut victime Samuel Paty (première chose à faire devant un crime aussi atroce), accusé ici de le justifier aux yeux des élèves : comme si "essayer de comprendre", et "justifier" étaient synonymes !
Autre exemple de "synonymie" trompeuse : Souad Ayada affirme que les éditeurs de manuels ne sont pas tenus par les circulaires ministérielles, ce qui est vrai... Sauf que le public interprète cette formule comme "ne sont pas tenus par les programmes". Or, justement, ils sont tenus (hélas, actuellement !) par les programmes !!

Ce jeu sur les mots pour en modifier, voire détruire, le sens est constant dans chacun des articles. C'est ainsi que les Editions Milan s'y trouvent accusées "d'infuser les idéologies progressistes, petit à petit, dans le milieu éducatif". Ici, les progrès de l'adjectif "progressiste" sont nets : il est devenu un terme grossier désignant le danger n°1 qui menace les enfants.
Mais le sommet est atteint dans le final du dossier, qui attaque les sites d'auto formation en ligne, dont celui de l'INSPE de Créteil, présenté ainsi : un "guide pratique d'application de l'idéologie woke", avec pour preuve une énumération désordonnée de mots, coupés de tout contexte : "privilège blanc" "blanchité", "islamophobie", "hétéronormativité", "capacitisme" défini comme "la discrimination à l'égard des handicapés", autant de mots affolants...
Mais, au fait, tous ces mots hors contexte, n'est-ce pas justement du "wokisme" ?

Comme disait le bon La Fontaine, quelle(s) leçon(s) tirer de là ?
J'en vois deux, comme lui :
1- Il faut lire, et relire, ce qui déplaît, pour se défendre : c'est même le seul moyen de se protéger. Et l'on n'a donc vraiment pas besoin d'aimer lire : il faut savoir le faire, qu'on aime ou non.
2- Il faut maîtriser le sens des mots et analyser leurs effets sur le lecteur, pour ne pas se faire avoir par des écrits pervers. Il faut donc enseigner une grammaire qui fait découvrir comment la langue fonctionne, et non celle qui enseigne des règles, inventées et fausses, des manuels en usage.
Il faudra en parler, non ?