Une telle hypothèse, psychologiquement plausible, peut sans doute cohabiter avec d'autres hypothèses, avancées, depuis, sur ce qu'est la lecture, mais l'on doit reconnaître qu'elle est restée, aujourd'hui encore, la plus répandue, souvent seule, sans cohabitation. Les injonctions du précédent ministre, dont furent abreuvés les collègues, reposaient toutes sur elle, de façon beaucoup moins détaillée, et surtout affirmée sans la moindre justification.
La mise en œuvre de cette hypothèse conduit, on en a eu la preuve, ces dernières années, à un type d'enseignement, reposant sur le "parler" pour arriver au "lire", faisant de l'écrit, une transcription de l'oral. D'où la présence des "sons", dans l'apprentissage de l'écrit qu'il soit reçu (lu) ou produit (écrit).

Pourtant, ce choix se heurte à de nombreux faits incontestables, objections maintes fois avancées sur ce blog. Comme disait le précédent billet, ce qui cloche, c'est bien le son, qui apparaît "en trop", dans l'analyse, et qui conduit à une insupportable confusion entre "lecture" et "lecture à voix haute", confusion si répandue qu'elle envahit les médias et autres réaux sociaux, jusqu'à de grandes émissions, pourtant sérieuses, sur la lecture, comme "La grande librairie", qui propose un concours de lecture à voix haute.

En quoi, cette confusion est-elle grave ?

Tout simplement parce qu'elle nuit à la fois à ce qu'est la lecture et à ce qu'est la lecture à voix haute, et, par évidente conséquence, à l'apprentissage de l'une et de l'autre, qui n'ont pourtant rigoureusement rien de commun.
C'est exactement ce qui se passe aujourd'hui : le déchiffrage oralisé qu'on s'obstine à considérer comme un début de lecture à voix haute, continue, même intériorisé, d'encombrer l'activité de compréhension des enfants, en focalisant leur attention sur lui, rendant difficiles, voire impossibles, les mises en relation et le raisonnement qui permettent de comprendre l'ensemble d'un texte. Il est donc essentiel de distinguer nettement deux activités extrêmement différentes, à vivre en classe, et à apprendre, de façons distinctes :
1- la lecture d'un texte, où la compréhension surgit directement des perceptions visuelles, sans aucun truchement — exactement comme on voit, dans le beau film de Milosh Forman, Saglieri avoir les larmes aux yeux et murmurer "Que c'est beau", en parcourant des yeux une partition de Mozart, dont il entendait la musique, à travers ce seul regard.
Cette activité implique que lorsque l'enseignant souhaite vérifier la compréhension qu'un élève a d'un texte, comme l'énoncé d'une consigne ou d'un problème, ce n'est pas par des "questions de compréhension" (procédé inefficace), encore moins par une oralisation du texte, qu'il pourra le faire, mais par des REFORMULATIONS du texte, proposées par l'élève, reformulations évidemment justifiées par des recours au texte, sans aucune lecture orale de celui-ci, autour d'une question comme "Qu'est-ce qui te permet de dire que telle est la signification de ce texte ? ".

2- la lecture à voix haute de ce texte, qui est une communication orale de la première lecture, donc seconde par rapport à celle-ci, impossible sans elle, et qui n'a de sens que si des partenaires n'ayant pas le texte, ont besoin d'en connaître le contenu.
En classe, concrètement, cela signifie qu'une lecture à voix haute d'un texte n'a aucun sens, si tout le monde a ce texte sous les yeux !

On peut donc dire qu'à la question du titre de ce billet : "pour qui sonne l'écrit ? ", la réponse est : pour ceux qui ne pouvant le lire, souhaitent l'entendre. C'est donc la lecture à voix haute qui permet de répondre.
Oui, mais voilà, lire à voix haute, cela n'a rien à voir avec l'oralisation du petit qui apprend à lire. Cela doit s'apprendre et se travailler, car c'est une activité très difficile à mener, que peu d'adultes maîtrisent.
Il faut en commencer l'apprentissage, tout doucement dès le CE2, lorsque l'autonomie de lecture commence à s'installer, l'apprentissage proprement dit couvrant les deux années du CM. Il est en effet souhaitable que les enfants aient bien avancé en lecture à voix haute, car ils auront à le faire souvent au collège... sans que soit vraiment prévu un apprentissage digne de ce nom...

Il faut, en effet, devenir capable de regarder les auditeurs, en même temps qu'on lit, et d'avoir un "projet de communication orale", c'est-à-dire savoir ce qu'on souhaite faire passer comme signification, avec cette communication.
Il faut aussi apprendre à parler à un public assez nombreux : savoir parler sur le souffle, pour se faire entendre sans forcer la voix, chose à éviter à tout prix ; savoir utiliser son "médium de voix", donc apprendre à le repérer, et surtout apprendre à respirer, en respiration ventrale.
Il faut enfin créer en classe une "vraie" situation de lecture à voix haute. Pour cela, il est nécessaire que l'élève qui essaie de le faire, vienne au bureau, et ait à lire un texte que personne ne peut lire des yeux en même temps, soit parce qu'ils ne l'ont jamais lu (la meilleure situation !), soit parce qu'ils ne le regardent pas, l'objectif étant qu'en écoutant, ils entendent et comprennent ce qui vient d'être ainsi lu. C'est le degré de compréhension du texte par les auditeurs, sans autre connaissance du texte, qui doit servir d'indicateur de la qualité de la lecture orale.

Bien sûr, cette situation va se heurter aux diverses formes de timidité des élèves, dont beaucoup répugnent à ce genre d'exhibition. Aussi est-il nécessaire de mettre en place des séances d'apprentissage des moyens de surmonter ce genre de peur. Le travail avec les pairs, et les responsabilités de groupe sont des aides précieuses sur ce point, avec les apprentissages prévus plus haut, et un réel travail corporel, en liaison avec l'EPS.
Où l'on voit combien il est nécessaire de travailler de façon transdisciplinaire : c'est relativement facile à l'école primaire. Au collège, ce devrait être une excellente occasion de sortir un peu du cloisonnement disciplinaire si catastrophique, pour les élèves.

C'est ainsi, et seulement ainsi, que l'écrit pourra "sonner", par la diction du par cœur, ou la lecture à voix haute.
En fait, je pense que seule la lecture à voix haute s'impose, pour éviter le "par cœur" pur et dur — le "pur et dur" étant toujours à éviter, dans la vie, comme source de difficultés parfaitement inutiles.
Je suis profondément convaincue, que lancer, face au public, un élève, avec sa seule mémoire, que brouille immanquablement le stress de la situation, est une des formes du fameux sadisme scolaire, dont l'école est tristement friande.
Je dis que si un élève, quel que soit son âge, doit dire un texte poétique ou autre, en public, il DOIT AVOIR LE DROIT d'avoir le texte à la main. Qu'il s'en serve ou non, c'est son problème, mais il doit avoir les moyens de le résoudre, en cas de nécessité imprévue.

Si l'on cherche la cohérence de ces propos, dont certains sont franchement contraires aux habitudes de l'école, on peut dire qu'elle réside dans la prise en compte de deux soucis :
* Éviter le non-sens de certaines situations scolaires (faire lire à haute voix un texte que tout le monde a sous les yeux, mettant les élèves en situation fort difficile; car la lecture des yeux est environ dix fois plus rapide que la lecture parlée).
* Respecter la personne de l'élève, un être humain, et lui éviter des difficultés inutiles, voire des souffrances inadmissibles.
D'aucuns penseront que c'est la moindre des choses et que cela allait de soi.
J'aimerais que ce soit le cas de tous.