J'ai un ami "prof de gym", — comme on dit, pour le grand agacement des dits profs, préférant de beaucoup qu'on les nomme professeurs d'EPS — qui, devant les devoirs de maths ou de français que les enfants ont à faire chez eux le soir, aime faire remarquer que, dans leur pratique, ils travaillent tout autrement que leurs collègues : ils ne font pas un cours sur le foot, ou le basket, pour demander aux élèves de faire le match le soir chez eux !
L'EPS se fait en classe et uniquement là, et il faut admettre que le reproche que nous font nos collègues sur ce point est loin d'être immérité : bien souvent, encore aujourd'hui, en maths ou en langue, qu'il s'agisse du français ou des langues étrangères, c'est un cours qu'ils ont à suivre en classe, et le travail qui doit s'ensuivre, c'est pour le soir, à faire chez eux.

Lorsque l'enfant rentre chez lui, après une journée de classe, est-il judicieux que sa première préoccupation puisse être de se mettre à faire des "devoirs" pour l'école ?
Il en sort, de l'école, le pauvre ! On ne se rend pas toujours compte à quel point cette obligation est une incongruité : un boulet que l'enfant traîne avec lui, qui, souvent, gâche littéralement les retrouvailles avec le cocon familial. La littérature, et le cinéma, fourmillent de scènes cocasses ou désespérantes de ces moments — bien connus de chacun de nous.
Impossible de contester cette évidence, que le retour à la maison n'est franchement pas le moment pour relancer le travail scolaire. Comment remettre remettre en question cette pratique ancestrale ? C'est simple : ou bien on adopte la formule "devoir faits en classe" — mais on voit mal la différence avec le travail normal de classe — ou bien, on ne donne pas de devoir à faire à la maison...

Sauf que ce n'est pas si simple que cela.
D'abord, les parents sont nombreux à souhaiter que restent en vigueur les devoirs du soir, qui ont la grande utilité d'occuper les enfants à leur retour de l'école. C'est assez vrai, mais dès qu'on réfléchit un peu, l'inconvénient saute aux yeux : ces devoirs sont un travail, pas toujours facile pour tous les enfants, ce qui, (et cela aggrave la chose), nécessite souvent l'aide des parents, lesquels n'ont en général, ni les moyens, ni le temps, de la leur apporter. On ne peut s'empêcher ici de penser à la désopilante scène des devoirs à la maison dans le film de Nicolas Philibert, "Etre et avoir".

Il est pourtant important que les savoirs acquis en classe sortent de celle-ci, pour continuer de vivre dans l'environnement personnel des enfants. C'est même indispensable si l'on veut qu'ils les "digèrent", afin de se transformer à leur contact et grandir avec eux : c'était là l'utilité des fameux devoirs du soir.
Alors, où est l'erreur ?
Elle est dans les contenus de ce travail demandé pour le retour chez eux.

Faire travailler scolairement les enfants chez eux est, en fait, une énorme erreur d'interprétation des besoins réels des enfants.
Ce dont les enfants ont besoin, ici, n'est pas que l'école entre chez eux, où elle n'a pas sa place, mais que leur activité intellectuelle se poursuive quand ils y sont revenus..
Rien à voir donc avec du travail scolaire, mais du travail qui leur servira pour les activités scolaires, et qui ne peut que difficilement se faire en classe.
C'est le cas des lectures à faire, du travail de recherches sur tel ou tel point du programme, nécessitant des enquêtes à mener auprès des parents et de leurs amis, sur des sujets de société, ou d'histoire, comme le vécu des grands-parents, celui de leurs aïeux, l'histoire du village ou du quartier, en consultant des photos et autres archives possédées par la famille, pour en faire des expositions, commentées par les enfants eux-mêmes, devant les parents invités.

Comme on le voit, rien de ceci n'a le moindre rapport avec des problèmes et des exercices, plus ou moins fastidieux. Il faut éviter avec soin les "exercices", cette chose bizarre sécrétée par l'école, avec la notion d'entraînement volée aux sportifs, à travers un amalgame, plus que douteux, avec les besoins du sport.
N'en déplaise aux croyances d'une majorité de gens, apprendre ne se fait pas par des exercices : même en sport, on ne "commence" pas par des exercices !
Apprendre, c'est à la fois une transformation et une reconstruction de soi, grâce à des obstacles auxquels on se heurte, qui remettent en question de ses propres savoirs. Contrairement à ce qu'on a cru longtemps, appendre n'est pas un remplissage, c'est un constant "grand nettoyage", un ensemble "destruction, /reconstruction /transformation".

Et cette triade, seule l'école en permet l'existence structurée et solide.
Bien sûr, la vie quotidienne apporte mille occasions de découvertes, donc d'acquisition de nouveaux savoirs. Mais ceux-ci ne sont souvent que de "passage", à l'état latent, prêts à se diluer dans les occupations de la vie, si on n'en fait pas rapidement quelque chose...
Pour qu'ils puissent s'ajouter valablement aux "savoirs déjà-là", il faut d'abord une prise de conscience, des retours et des mises en relation entre ces retours et des analyses, que seule l'école provoque et facilite, à condition de prendre appui sur eux.

C'est pourquoi, il est tellement important que l'école sache se servir des savoirs vécus à la maison. Certes pour cela, un dialogue permanent est nécessaire en classe, sur tous les sujets qui préoccupent les enfants. L'école doit se débarrasser de cette prétendue "discrétion" qui n'est souvent que de l'indifférence égoïste, pour permettre une liberté de parole, qui n'existe pas assez en général.
C'est d'autant plus nécessaire que, souvent, tel enfant, très médiocre en classe, est capable chez lui de responsabilités importantes, qu'on n'est souvent loin de supposer. Or, en être informé, ne peut, évidemment, que changer le regard du maître sur l'enfant, et pour ce dernier, assouplir le regard des autres sur lui.
Il me semble donc souhaitable que le vécu familial d'un enfant puisse, — avec délicatesse — entrer naturellement dans les échanges en classe, quel qu'il soit, et sans jugement aucun.
Et, lorsque le vécu des enfants, connu de l'enseignant, se révèle lourd à porter, et à partager, c'est à ce dernier de jouer "la bande" (comme on dit au billard), pour utiliser le sujet de façon indirecte, ouvrant ainsi une soupape de libération, qui évite, à la fois, les dangers du silence, et la lourdeur maladroite du traitement direct.
Il faut savoir jouer avec des donnés contradictoires.
Oui, enseigner, c'est souvent un métier de jongleur.