C'est le moment d'évoquer André Antibi et sa fameuse constante macabre, celle qui pose, dans tout groupe d'élèves, la nécessité, incontournable, d'un tiers de perdants : la voiture-balai !
D'accord, mais, au fait, c'est quoi, un perdant ?
On a tous connu, dans nos classes, aussi bien comme élève, qu'en tant que prof, ces élèves apparemment irrécupérables, régulièrement en queue de liste de notes, sujets de désespoir et objet, de la part de l'enseignant, soit d'une indifférence totale, soit d'un excès d'attention, d'autant moins efficace qu'il est précisément excessif.
On va sans doute m'objecter que l'indifférence totale des enseignants est impossible : je peux témoigner qu'au moins une fois, dans une classe où l'on m'avait demandé de venir, j'ai bien vu, alors que chacun des enfants avait son livre ouvert devant lui, et qu'un débat sur ce qui avait été lu était engagé entre les élèves et l'enseignant, une enfant, au fond de la classe qui crayonnait sur une feuille de papier. A ma question étonnée, la réponse fut : "Cette petite ? Il n'y a rien à en tirer : elle fait ce qu'elle veut, dès l'instant où elle ne dérange pas le reste de la classe." Ce type de démission est — je le souhaite comme bien des collègues — plus rare qu'on ne le craint peut-être, mais, même rare, c'est évidemment trop : la première des tâches d'un enseignant, c'est de ne laisser aucun élève, ni à la porte, ni au fond de la classe pour y être oublié.

Je présume que la première réaction de certains collègues (mais pas tous, hélas !...) à ce type de situation, sera : " Ça n'existerait pas si les enfants travaillaient en petits groupes".
C'est une évidence !
L'insupportable situation décrite plus haut est l'un des résultats navrants du travail individuel.
Un argument de plus pour le condamner.
Même si on sait que tout travail de groupe implique généralement un temps de travail individuel, pendant ou après lui, ce qui est le plus fécond, je l'ai maintes fois observé, c'est le temps du travail collectif.
C'est d'ailleurs pourquoi, je tiens tant (sujet de débat épique avec les amis du GFEN), à ce que le temps de travail personnel soit situé APRÈS le travail de groupe et non avant.
S'il est "avant", le premier inconvénient, souvent constaté, est que ce travail personnel vient souvent handicaper le travail d'ensemble, pour une raison psychologique évidente, qui est que les trouvailles de chacun sont la fierté de celui ou ceux qui le présentent, et, de ce fait, vont avoir du mal à s'agréger aux autres. Dans l'autre cas, les trouvailles de chacun viennent enrichir le "pot commun" du travail collectif. Et ce "pot commun" peut alors venir enrichir chacun des participants.
Tout benef !

Et puis, le travail personnel, qui se poursuit le soir, sans qu'il y ait besoin de donner des "devoirs" à faire — à mon avis, ils sont inutiles — est un travail de "digestion" du scolaire, enrichi de ce qui se passe à la maison, les événements rapportés par la télé, et les discussions familiales, qui à leur tour vont venir alimenter l'entretien du matin, indispensable.
Je suis toujours désolée quand je vois des classes démarrant à huit heures du matin par un cours de géographie ou de maths — ou par la "correction des devoirs de la veille ", sinistre pratique abondamment vécue par ceux de ma génération et de quelques unes qui ont suivi : il faut dire que cela occupait déjà une bonne partie de la matinée, jusqu'à la récréation, et pour l'enseignant, c'était déjà ça de gagné...
Non ! La classe doit démarrer avec un long entretien élève/enseignant, où chacun a droit de prendre la parole, au gré de ses préoccupations, afin de reconstruire le groupe, de raccrocher cette nouvelle journée à celles qui l'ont précédée, et d'intégrer la soirée des enfants aux projets de la journée qui commence.
On n'entre pas dans la classe, en retirant ses chaussures, pour enfiler l'uniforme de l'élève : on apporte la partie du vécu familial qu'on a envie de partager, avec ses joies, ses richesses et ses soucis, dans une liberté totale, de parler ou non.
Certes, il faut, pour cela, une ambiance de classe, détendue, confiante, où les élèves ne courent aucun risque de représailles. Une classe où l'on ne punit ni ne récompense, car on est là pour apprendre, un point c'est tout.
Il faut bien voir que récompense et punition constituent un système de soumission, auquel on ne peut échapper : dès qu'on pose l'existence de récompenses, la punition s'installe par l'absence de récompense ; et l'inverse est tout aussi vrai. Aussi, peut-on dire que si l'on sait que la voiture-balai est quelque part, en état de marche, il n'y a plus ni liberté, ni confiance, ni travail réel : la peur a pris le pouvoir.
A l'école, sans voiture-balai, on peut enfin travailler en classe.