Dès 2016, la conférence de consensus autour de la lecture orchestrée par le Centre national d’étude des systèmes scolaires, qui fut déjà l'objet de plusieurs billets sur ce blog, aboutissait à cette conclusion : « Le système scolaire français a appris à former des élèves déchiffreurs, mais qui ne deviennent pas pour autant des lecteurs experts. ».
Il est clair que le verbe "devenir" utilisé laisse nettement entendre un lien de succession chronologique entre l'état de "déchiffreur" et celui de lecteur.
De fait, c'est bien ainsi que l'opinion publique voit les choses depuis quasiment toujours : au début de l'apprentissage, l'enfant déchiffre plus ou moins péniblement, puis, au fur et à mesure des reprises de ce déchiffrage, une accélération s'installe qui permet de "sauter", de plus en plus nettement, cet épisode.

Il faudrait informer cette conférence d'un détail qu'elle semble ignorer, à savoir que, quand on commence à déchiffrer, on n'en sort jamais.
Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est en fait une question de conduite de lecture : entre une lecture fluide directe et une conduite de déchiffrage, il n'existe aucun continuité. Ce sont deux manière radicalement opposées d'aborder le texte à lire.
Dans le déchiffrage, la conduite de lecture est linéaire, sans anticipation de la suite. Son amélioration n'est qu'une accélération de cette mauvaise approche : on découvre la suite un peu plus vite, mais on n'a aucun moyen d'anticiper la suite.
C'est ce qui se passe pour la majorité des apprentis-lecteurs, et ce qui explique les difficultés maintes fois soulignées par les études Pisa et autres, dont on nous abreuve généreusement, toutes les semaines, et comme le rappelle très justement l'ami Briand dans le commentaire du billet précédent :
S’il y a bien un apprentissage où l’anticipation est décisive c’est la lecture. Si l’apprenti-lecteur ne se sert pas du sens qu’il a élaboré ou même juste pressenti, aussi ténu soit-il, pour avancer dans la phrase et le texte, il risque fort de ressentir une difficulté, une souffrance, ou un sentiment d’échec, qui va le dissuader de poursuivre, voire finir par le détourner de l’activité de lecture.

Une conduite de lecture efficace, au contraire, repose sur une anticipation, quasi permanente, de la suite, sans pour autant perdre de vue ce qui précède, pour s'assurer de la cohérence de l'interprétation, comme dans l'exemple d'Emma, cité naguère : "Emma regardait les passagers qui montaient à bord"...
La situation imaginée est celle d'une passagère de paquebot, ou d'avion.
La suite du texte arrive :
"Jetant un œil dans le rétroviseur...
Immédiatement l'interprétation se modifie. Et cette nouvelle interprétation entraîne d'autres modifications... Une succession d'hypothèses validées ou rejetées, c'est cela, le travail de lecture.
On est très loin du "déchiffrage devenant lecture tout d'un coup".

Trois conséquences se dégagent de ces constats :

1- il n'y a évidemment pas de place ici pour le déchiffrage.

2- une objection surgit alors : il faut tout de même bien savoir AUSSI identifier les mots qui le constituent !
Impossible d'en disconvenir.
Mais je suis convaincue ce n'est pas par là qu'il faut commencer, parce que, si on commence par les mots, les enfants ne peuvent que les déchiffrer : ils n'ont aucun autre repère, d'où cette peur qu'on les voit souvent éprouver. De plus, cette opération, qui n'a rien à voir avec le fait de "comprendre", éloigne les enfants de cette recherche de significations.

3- que faut-il faire alors ?

La réponse a déjà été largement dévoilée et décrite.
D'abord, faire disparaître cette lecture linéaire dont on fait croire aux enfants (innocemment, vous êtes sûrs ?), qu'elle est la première chose à faire et qu'elle est nécessaire, alors que c'est la cause n°1 des difficultés de compréhension des enfants. Il faut tout de suite faire disparaître leur croyance héritée des premières années d'école, selon laquelle on commence une lecture en haut, à gauche de la page, afin de les aider à découvrir, le plus tôt possible, l'approche efficace, qui explore d'abord, pour préparer la lecture linéaire qui n'arrive qu'après.
Ce ne sont là que des repères, mais ils sont indispensables aux élèves, car ils constituent des points d'appui nécessaires pour qu'ils progressent.
Pourquoi ? Parce que l'école souffre d'une erreur ancienne et coriace, encore profondément encastrée dans les habitudes scolaires, celle de vouloir que les enfants trouvent tout en même temps. Grave erreur dont je dois la correction à mon propre père qui m'en a convaincue, il y a environ soixante-dix ans, un jour que j'étais étonnée qu'il donne à ses élèves de fin d'études primaires, le résultat à trouver, du problème proposé. Sa réponse fut alors que l'on met un enfant en échec, lorsqu'on lui demande de tout trouver, par lui-même : non seulement la solution, mais les moyens de trouver celle-ci.
Or, il faut savoir où se trouve l'essentiel : le plus important est bien qu'ils trouvent les moyens de résoudre le problème : ils en auront besoin toute leur vie. Quant aux contenus du résultat d'aujourd'hui, ils sont secondaires : autant les leur donner, d'autant plus qu'ils sont pour eux un repère important, en fait, indispensable à la confiance qu'ils mettent dans leur pouvoir de progresser.

C'est qu'il faut toujours recourir aux formes d'aide indispensables, en matière d'enseignement, celles qui fournissent les repères, qui ouvrent la porte d'accès à la solution
Plutôt que de faire peiner sur des bouts de phrases à déchiffrer, on a souvent intérêt à proposer à des petits de CP, la lecture à haute voix d'un vrai texte, poétique ou non, mais intéressant pour eux, qu'ils peuvent, ensuite, explorer, et faire sur lui des remarques, pour ensemble, tirer des conclusions.
Faire la classe pour obtenir que les enfants apprennent effectivement, ce n'est pas seulement leur apporter de nouveaux savoirs, c'est faire en sorte que le paquet envoyé soit celui dont les élèves ont besoin, et dont ils vont pouvoir se servir, c'est-à-dire :
1- qu'il s'agisse bien d'un savoir qui va leur leur être utile tout de suite, et dans les situations futures,
2- qu'il soit bien reçu, sans être endommagé par des manœuvres de simplification,
3- qu'il soit accompagné de son mode d'emploi.
4- que ce mode d'emploi soit accessible à tous les élèves.

Si elles sont toutes là, on dira que la démocratie est entrée dans l'école.
Dans le cas contraire, la part est faite belle aux inégalités déplorées régulièrement, mais sagement protégées.
Et voilà pourquoi notre école n'en finit pas de ne pas être tout à fait celle dont nous rêvons...