Tous ceux qui, depuis Socrate, et même avant lui, ont étudié avec un peu de sérieux ce qui se passe chez une personne qui apprend, sont pratiquement unanimes sur deux points au moins :
1- le caractère actif de tout apprentissage. Ni réception ni remplissage de l'extérieur : apprendre est un acte effectué par celui qui apprend.
2- le caractère évolutif du savoir acquis, que de nouvelles rencontres viennent constamment modifier. Apprendre, c'est transformer des savoirs.
Or, des savoirs, les enfants en ont dès leur naissance, car ils en ont construit dès la période intra-utérine. Et, au fur et à mesure de leurs diverses rencontres, notamment sensorielles, ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent, ce qu'ils touchent, ce qu'ils font, tout cela fait évoluer les savoirs d'origine, les renforce ou les modifie.
Le métier d'enseignant consiste à la fois à accélérer ce processus, et surtout à le théoriser. Il ne peut donc s'effectuer qu'à partir des savoirs des enfants, si erronés et si éloignés, du programme qu'ils puissent être. Mais si c'est ma logique personnelle que j'impose sans prendre appui sur les représentations de mes élèves, mon discours ne sera même pas entendu.
C'est même une des lois de la communication en général que de ne pouvoir fonctionner que si le destinataire trouve, dans ce qu'on lui dit, l'appui d'au moins un élément qu'il connaît déjà.
C'est également ainsi que la Pensée humaine a progressé depuis qu'elle existe, en découvrant par des observations nouvelles que les hypothèses d'explication antérieures étaient insuffisantes et devaient être précisées et affinées. Cela s'appelle la pensée scientifique.

Quand on travaille avec les enfants on découvre vite que leurs croyances personnelles résistent avec une force étonnante à tout ce que peuvent dire les adultes et les enseignants dans leurs cours. On a tous des souvenirs d'interprétations erronées que des années de discours scolaires ne sont pas parvenues à détruire, jusqu'à ce que l'on découvre soi-même l'erreur.
Telle petite fille pensait, par exemple, en entendant le dernier vers de la fable de La Fontaine :
"Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille"

... que les trompeurs devaient s'attendre à l'appareil (de téléphone) ! Et il lui a fallu grandir beaucoup pour découvrir ce qui n'allait pas dans son interprétation...
Ou, encore, ce petit garçon qui pensait que les paroles de La Marseillaise évoquaient un "étendard sans gland" (ce qui est très plausible, après tout, et tellement moins "sanglant" !) ou encore ce fils de plombier qui se demandait pourquoi : "Un siphon font les petites marionnettes"...(de quel droit pouvaient-elles se mèler de fabriquer des siphons ?? Question perturbante, non ?)

Non seulement, les représentations spontanées des enfants sont solides, voire coriaces, mais elles sont le plus souvent fort intelligentes.
C'est le cas des fameuses "erreurs de langage" des enfants, qui ne sont en réalité que le fruit d'une grammaire qu'ils ont eux-mêmes fabriquée, avec une logique imparable.
Le petit bonhomme qui arrive furibard devant sa mère pour lui annoncer qu'un compagnon de jeu lui a "prendu" son seau, utilise une règle qu'il a construite, à partir de ce qu'il a entendu : rendre —>rendu, donc prendre —> prendu. Cohérent !!
Or, si l'adulte devant cette formule inexacte en français d'aujourd'hui, reprend plus ou moins sévèrement les propos de l'enfant, avec un "Voyons ! On ne dit pas prendu ou doit dire pris", il commet, lui, une triple erreur :
1- il prouve à l'enfant qu'il n'écoute pas ce qu'il dit, mais la façon dont il le dit. Cela est très blessant et contribue à détruire la communication adulte/enfant.
2- il détruit complètement la règle que l'enfant s'est construite : rendu et entendu sont automatiquement mis en doute eux aussi.
3- il détruit du même coup la confiance que l'enfant mettait en son pouvoir de construire des règles, ce qui ne peut que le fragiliser et créer un sentiment d'échec particulièrement dangereux.
"Mais alors, dira-t-on, il faut le laisser dire prendu ??"
Bien sûr que non ! (Quand sortira-t-on de cette pensée binaire imbécile qui nous fait tant de mal??)
Si l'on veut avoir le maximum d'efficacité, on va répondre à ce que dit le petit en réutilisant la formule convenable, comme si on n'avait pas entendu la fautive, de façon à ce qu'il entende la "bonne"... Et l'on va "parier" — le métier d'éducateur repose sur des paris, rien d'autre ! — que, en entendant la formule "il t'a pris ton seau", la règle que l'enfant s'est forgée va évoluer sans être détruite.
Nous n'avons pas à DÉTRUIRE les erreurs d'interprétation des élèves ; nous avons à les faire évoluer. Ou plutôt, nous avons à mettre les élèves en situation de le faire eux-mêmes.
C'est cela notre métier, ni facile, ni évident. Mais passionnant.
Ceux qui s'opposent à cela, on ne peut que les plaindre... et trembler pour les élèves dont ils s'occupent.