Ce texte est en effet un mauvais texte, mauvais par le fond et par la forme, truffé de confusions, de notions obsolètes et d'erreurs manifestes, et animé d'une idéologie assez surprenante, de la part d'un texte prétendument démocratique et dont les déclarations d'intentions sont tout à fait admirables.
Heureusement, ce qui sauve l'enseignant soucieux de faire un travail à la fois efficace et intelligent, mais contraint de suivre des instructions... discutables, c'est qu'elles sont en général suffisamment ambiguës, voire comme c'est le cas ici, contradictoires, pour lui permettre de rester en cohérence avec lui-même, sans se mettre hors la loi.
De fait, le principe, démocratique par excellence, de la liberté pédagogique — selon lequel l'enseignant est tenu de respecter des objectifs assignés, mais garde la responsabilité des moyens de les atteindre — étant affirmé à plusieurs reprises, les contradictions qui apparaissent dans le texte sur des moyens présentés comme nécessaires (la dictée, les exercices de vocabulaire etc.) perdent ainsi leur pouvoir de contraintes.
D'autre part, un certain nombre d'erreurs pédagogiques peuvent être atténuées grâce au chapitre sur l'école maternelle, qui a conservé le maximum de choses intelligentes de la loi de 1989 : apparemment, les auteurs ne la connaissent guère et ont heureusement manqué d'idées à son sujet...
Enfin, certains principes et notions de la loi de 1989 sont aussi restés, comme le travail par cycles (ce serait peut-être l'occasion de le mettre en application, ce serait une nouveauté !), la notion de projet d'école, et même celle d'expériences pour les enfants, autant d'abris pour se réfugier des idées obsolètes et continuer à travailler intelligemment
C'est pourquoi il me semble utile pour nos collègues d'accompagner les aspects discutables ou carrément dangereux de ces nouveaux programmes, de quelques propositions de nature à en atténuer les effets pervers.
J'ai souligné l'adjectif "nouveaux", qui ne peut que faire sourire, tant certains passages semblent du pur "copié/collé" des IO de 1923.

1- L'idéologie qui anime ce texte
La première chose qui frappe, c'est que la centration sur les savoirs, en a fait disparaître complètement l'enfant, en tant que personne partenaire de l'action d'enseignement. Il n'est présent que sous la forme du résultat à obtenir. A aucun moment les savoirs qu'il a pu acquérir dans son expérience ne sont évoqués.
On arrive même à des sommets de comique par moments : c'est ainsi que la phrase complexe ne sera apprise qu'au CM2, comme si, par leurs lectures et leur vie personnelle, les enfants n'en étaient pas imprégnés depuis longtemps !
Quant à l'initiation au "monde numérique", qui commence au CE1, les auteurs n'ont guère observé les enfants d'aujourd'hui : ils sont à peu près tous initiés beaucoup plus tôt à ce monde et surtout beaucoup plus vite que la majorité des adultes !
Si l'on s'amuse à "monter les champs lexicaux" du texte, — ce qui est très instructif sur l'idéologie qui l'anime — on s'aperçoit que le vocabulaire récurrent tourne autour de trois verbes révélateurs : mémoriser, réciter, appliquer, ce qui définit une conception mécaniste et conditionnante des apprentissages. Vous me direz que le verbe "comprendre" y est souvent présent. Certes, mais le problème, c'est que le sens de ce verbe n'est jamais explicité : (à quoi voit-on que l'élève a compris ?), et qu'il n'est jamais prévu de séances permettant d'apprendre à comprendre.
Comment faire alors ?
Rien n'interdit d'interpréter ces verbes autrement : la trilogie mécaniste peut parfaitement être traduite par celle-ci : savoir, réinvestir, utiliser .
Les mots sont très importants : ce sont eux qui orientent la pensée dans un sens ou dans un autre. D'où la nécessité d'en avoir de bons dans la tête, pour agir.
Rappelons qu'un poème ne se récite pas : il se dit. Et ce n'est pas coquetterie de vocabulaire : le verbe "dire" (et les comédiens qui l'utilisent toujours savent de quoi ils parlent) implique une intelligence, une implication personnelle, que le verbe "réciter" ne signifie point...
Une règle ne se récite jamais et ne s'applique jamais non plus : on l'utilise, on joue avec, on en réinvestit des aspects dans telle ou telle situation, on peut la "citer", la "réciter", jamais.

2- Les confusions de notions qui perturbent gravement l'organisation du travail en classe.
* la confusion "sons" -"phonèmes"
Contrairement à ce qui est dit et redit dans le texte, ce qui est associé aux lettres, ce n'est pas ce qu'on entend : je n'entends pas le même son (et les enfants non plus !) dans la seconde syllabe du mot "dimanche", selon que ce mot est prononcé par un Toulousain ou un Parisien. C'est pourtant le même "phonème". Le phonème est une donnée abstraite qui ne peut être saisie que par oppositions de sens, dans ce qu'on appelle des "paires minimales" de mots, qui permettent de repérer le détail sonore qui les oppose : par exemple, la poule et la boule, pour repérer l'opposition "sourde/sonore", ou : un bas et un banc, pour repérer l'opposition "voyelle orale /voyelle nasale".
On comprend bien que si l'on fait croire aux enfants que la lettre traduit ce qu'on entend, alors qu'on n'entend pas toujours la même chose, on ne peut que les mettre en difficulté, ce qui arrive chaque fois que, sous couvert de faciliter les choses, on les falsifie...

* La confusion lecture /lecture à haute voix et oralisation.
Lamentable, cette confusion coriace. Lire à haute voix ne peut être de la lecture : c'est de l'oral et c'est même la partie le plus difficile de l'oral.
Explications :
Lire, c'est construire du sens et lire à haute voix, c'est communiquer à d'autres oralement ce sens construit. La lecture à haute voix a donc à voir avec la lecture, mais n'en est pas.
C'est du reste le moment de faire remarquer qu'un autre grand absent de ce texte, c'est précisément l'oral, qui au cycle 3 (le moment où il y aurait le plus à le travailler !), est réduit à quelques lignes, assimilé à la récitation, et décrit en termes vagues révélant la profonde ignorance, où sont les auteurs, de ce point pourtant essentiel de la maîtrise du langage.
Quant à ce qu'on appelle lecture à haute voix (par les enfants) au CP, c'est en réalité du déchiffrage oralisé (l'oralisation), qui, non seulement n'a rien à voir avec la lecture à haute voix, mais constitue une entrave considérable à celle-ci.
Pour lire à haute voix, il faut avoir lu des yeux auparavant, avoir placé dans la mémoire immédiate ce qui vient d'être lu, et être capable de le dire aux auditeurs, en les regardant, comme si cela venait de soi. C'est une activité passionnante et qui demande un apprentissage long et approfondi.
Oraliser au contraire, c'est dire au fur et à mesure ce qu'on voit (ce qui empêche de le comprendre, entre parenthèses !), tandis que lire à haute voix, c'est dire ce que l'on a compris. la lecture à haute voix est donc seconde toujours par rapport à la lecture. On ne peut apprendre à lire à haute voix que si l'on maîtrise parfaitement la lecture des yeux.

* La confusion "apprendre" et "vérifier que l'on a compris".
Outre que le texte n'évoque jamais les moments où les élèves vont apprendre, (on n'évoque que les moments où ils doivent avoir appris !), on trouve dans le texte des formules assez incroyables comme celle-ci :
"l'enfant apprend à comprendre le sens d'un texte en reformulant l'essentiel et en répondant à des questions le concernant"
Une telle phrase dans un texte "officiel" laisse confondu : on dirait une affirmation de normalien peu sérieux!
Voyons ! quand on est capable de reformuler l'essentiel d'un texte, ce qui est en soi extrêmement difficile, c'est qu'on a parfaitement compris ce texte ! Savoir cela, c'est un des premiers savoirs du métier !! Les auteurs de ce texte l'ignoreraient -ils ? Et que répondent-ils quand on leur fait remarquer que certains enfants n'y arrivent pas ? On les jette, ces enfants-là ?
De toute évidence, ils ignorent aussi que la compréhension d'un texte ne saurait se mesurer avec des réponses à des questions, mais bien par la possibilité d'utiliser ce qui vient d'être lu...

Il faudrait ajouter à ces bribes d'analyse la longue liste des erreurs commises dans ce texte sur le travail du vocabulaire, de la grammaire de l'orthographe, et, plus que tout, de la production d'écrits, ratatinée sous le terme de "rédaction", avec tout ce que ce terme peut évoquer de souvenirs douloureux...
Mais cela allongerait excessivement la longueur de ce billet. Je préfère en faire l'objet de futures écritures...
A suivre donc !
Et bon courage à mes collègues : qu'ils me posent toutes les questions pratiques qui les préoccupent... Je m'efforcerai d'y répondre de façon aussi concrète que possible !