Pour beaucoup de collègues, en effet, la liberté pédagogique — notion capitale et consubstantielle à celle de démocratie — consiste d'abord à "personnaliser" (comme on dit aujourd'hui), sa "méthode", en mélangeant les pratiques : un peu de Freinet de temps en temps parce que j'aime bien, du transmissif, parce qu'il en faut, quelques gouttes de behaviorisme, parce qu'il y a des habitudes à prendre et un soupçon de constructivisme pour faire chic...
La formule la plus couramment employée par ceux qui utilisent une méthode de lecture, c'est : j'utilise "Léo et Léa", mais à ma façon... !.
Pour ce qui est de "Léo et Léa" ou de n'importe quelle autre méthode de lecture, le fait de l'utiliser à "ma" façon, n'a sans doute pas grandes conséquences et le résultat a de fortes chances d'être le même, quelle que soit la façon... Mais est-ce la même chose pour un modèle pédagogique ?
Profondément convaincue des bienfaits de tout mélange et métissage, je ne peux qu'applaudir au souci de liberté évoqué plus haut et qui repose souvent sur une ré-organisation personnelle de données proposées.
Le problème, c'est que tout ne se mélange pas, et que ce n'est peut-être pas là que se trouve la liberté de l'enseignant.
On sait bien, par exemple, que, si j'arrange les règles du tennis à ma façon, je vais sortir du jeu et faire tout autre chose que du tennis. On peut dire aussi, que je vais, alors, — mais à certaines conditions —, inventer un autre jeu, qui, de toute manière, ne sera pas non plus du tennis.
Quelle est donc la véritable différence entre une méthode d'enseignement, qui peut donner lieu à des variantes plus ou moins fantaisistes ou personnelles, et un "modèle pédagogique" ?

Une méthode d'enseignement, c'est une ensemble de choses à faire. Elle se situe toujours au niveau du "comment", sans avoir besoin d'expliciter de façon approfondie le "pourquoi". Pour être très juste, disons que, dans une méthode, les objectifs à atteindre sont supposés connus et évidents. Quand ils sont évoqués, c'est toujours d'une manière vague et purement allusive. Ce qui, du reste, est normal, puisque c'est le comment qui importe.
De plus, elle n'a pas besoin d'être cohérente avec autre chose, une théorie ou la façon d'enseigner dans une autre discipline. Elle fonctionne à part. Il n'y a qu'à la suivre, mais si l'on y change quelque chose, les conséquences n'ont rien de dramatique.

Un modèle pédagogique, c'est un ensemble de mises en relation entre le "pourquoi" et le "comment",
le "pourquoi" étant défini,
* d'une part, à partir des travaux de recherches dans les domaines qui concernent la pédagogie : les contenus à enseigner (pour le français, les diverses sciences du langage et de la communication), la psychologie des enfants et des adolescents, et le fonctionnement de l'acte d'apprendre,
* d'autre part, en fonction d'une philosophie de l'homme et d'un type de Société considéré comme souhaitable.
Si bien qu'un modèle pédagogique se présente, non comme un ensemble de directives ("il faut faire ceci ou cela", ce qui est le fait d'une méthode), mais comme une suite de raisonnements de type "si on veut obtenir tel résultat.. alors, les recherches actuelles proposent de travailler de telle manière...". Un modèle pédagogique, c'est un système. Et comme tout système, les éléments qui le constituent ne peuvent être modifiés sans modifier tout le système, voire le détruire.
C'est du reste la raison majeure qui explique que le modèle mis au point par l'INRP, à partir des théories de l'apprentissage, dites "constructivistes", mais aussi de tous les autres travaux scientifiques sur l'enfant et les contenus, ait eu si peu d'impacts sur les pratiques en classe : l'absence de moyens pour une formation continuée officielle des collègues lui a conféré une confidentialité, parfaitement impuissante, quoi qu'en disent nos adversaires, à modifier les résultats de la population scolaire.
Et ce ne sont pas les conférences nombreuses que mes collègues INRP et moi-même, avons pu tenir un peu partout ("la mère Charmeux, qu'est-ce qu'on a pu l'entendre...! On en a marre de son discours !!" peut-on lire au fil des blogs...), qui ont changé quoi que ce soit : une conférence, — qui n'est autre qu'un cours magistral ! —, ça ne peut être efficace, qui si c'est appuyé en amont et en aval par du travail, de préférence en groupes, de re-construction personnelle de ce qui a été entendu.
Ce qui prouve que ce n'est pas ainsi qu'on aide à apprendre, et voilà un argument de plus en faveur de la pertinence de notre modèle !!

On peut noter aussi au passage que le modèle dit "transmissif" est loin d'en être un : ses propositions d'action ne sont mises en relation avec aucune recherche scientifique. Le référent est ici une simple tradition, dont il est affirmé qu'elle a mené jadis la majorité des élèves à la réussite, alors que les études les plus sérieuses démontrent le contraire.

Un modèle pédagogique est-il obligatoire, statique et enfermant ?.
Tout ce qui précède prouve évidemment que non.
1- Enfermant : sûrement pas ! Chacun a le droit de s'y prendre autrement et ne s'en prive guère, n'ayant pas conscience qu'il sort ainsi du modèle ...

2- Il n'est pas davantage statique, et pas du tout éternel. Cet ensemble de formulations en forme de raisonnements de type "si... alors", qu'on appelle un "modèle pédagogique", est soumis aux travaux de la Recherche et peut donc parfaitement évoluer : si ces travaux démontrent un jour le caractère discutable (ou insuffisant) d'une des relations proposées entre un but recherché et le moyen proposé, le modèle va intégrer cette donnée nouvelle pour se reconstruire.
C'est ce qui est arrivé dans les années 70, quand on a découvert l'absolue nécessité d'une rigoureuse structuration des savoirs, notamment pour les enfants de milieux moins favorisés culturellement, qui nous a conduits à reconstruire un autre modèle à côté de celui de Freinet, sur la base duquel nous avions commencé à travailler.

3- Il est bien évident qu'un tel ensemble permet toutes sortes d'interprétations personnelles, à condition de rester dans la cohérence de la relation entre un but et le moyen utilisé pour l'atteindre.
Par exemple, si mon but est que les enfants maîtrisent toutes les situations d'écriture qu'ils auront à vivre dans leurs études et dans leur vie, et si je ne leur fais écrire que des rédactions de type narratif, il paraît raisonnable de dire que j'utilise un moyen probablement peu efficace. Voilà un choix qu'il vaut mieux ne pas adopter... au nom du principe dit de précaution, pour utiliser une formule très à la mode.

Pour ne pas alourdir de façon excessive ce billet je ne prendrai qu'un seul exemple, (mais je peux en développer d'autres dans d'autres domaines du français, si des collègues le souhaitent).

Un exemple concret de cette liberté : l'enseignement de la lecture

Que me propose, à propos de cet enseignement, le modèle INRP ?
D'abord, le résultat précis à atteindre (ce qu'aucune méthode ne précise) : savoir lire, c'est être capable d'utiliser des écrits dans la réalisation d'un projet, qu'il s'agisse de projets d'action ou de détente.
Si je veux que mes élèves, quelle que soit leur origine sociale ou ethnique, parviennent à ce résultat, ce modèle me dit qu'il est apparemment nécessaire :
1- d'enseigner plutôt les opérations cognitives qui permettent d'utiliser l'écrit, indicateur par excellence de la compréhension, que le déchiffrage oralisé qui n'a aucun rapport avec l'objectif annoncé.
2- de mettre les élèves en situations de véritables projets où l'écrit est une aide, et donc d'utiliser des écrits sociaux véritables. Les "méthodes" se révèlent alors inutiles, n'étant d'aucune aide dans la réalisation d'un projet social.
3- de prévoir une rigoureuse structuration des connaissances indispensables (fonctionnement du "code", et de la langue écrite en général, mais aussi attitudes de lecture, maîtrise du raisonnement par inférence — savoir lire ce qui n'est pas écrit etc.), en évitant de confondre les moments où on lit, (situations de projets sociaux) et ceux où on développe les compétences et connaissances nécessaires à la lecture.
4- de prendre appui sur les écrits connus des enfants, afin de mettre en jeu leurs savoirs-déjà-là, pour les aider à entrer et à s'approprier des écrits qu'ils ne connaissent pas.
5- de connaître les "obstacles épistémologiques" que cet apprentissage oppose à la majorité des enfants, et d'organiser leur apprentissage en les aidant à franchir ces obstacles.

Il est évident que ces propositions laissent une énorme marge de liberté d'interprétations concrètes, tant dans l'organisation des deux sortes de moments, que dans le choix des textes à lire, et de la manière de les aborder. C'est du reste la raison de leur réputation : toute liberté demande du travail... !
Je peux, du reste, attester que les collègues, avec qui j'ai eu la chance de travailler, avaient des classes totalement différentes les unes des autres, tant par la personnalité de l'enseignant, que par les différences de publics d'enfants. J'ajouterai même que les différences étaient infiniment plus grandes et variées que celles qui séparaient les classes où sévissaient "Daniel et Valérie"... !
Il est vrai que "Daniel et Valérie", — ou "Gafi le fantôme", ou "Léo et Léa" — , c'est très reposant (à condition qu'on ne se pose pas de questions !). Pour l'enseignant, surtout... !
(à suivre... éventuellement.)