(photo: Frédéric Charmeux.)

Les deux petits bonshommes de cette photo ont respectivement 3ans 8 mois, pour le plus grand et deux ans tout juste pour le second. Quant au document qu'ils étudient avec tant de soin, c'est la notice de la machine à café que leur mère vient de recevoir en cadeau d'anniversaire.
Personne n'a demandé aux enfants de lire cette notice : le plus grand s'en est saisi dès que le paquet a été ouvert, en déclarant de façon péremptoire : "ça, c'est pour dire comment y faut faire !"...

Pourtant, ni l'un ni l'autre ne connaît l'alphabet, et leur conscience phonique reste très approximative...

Malgré cela, de toute évidence, deux des savoirs constitutifs du "savoir lire", sont déjà bien installés : l'attitude du lecteur expert, qui explore le document à la recherche d'indices significatifs, et la connaissance de la fonction de cet objet : "ça sert à dire comment y faut faire".
Précisons que ce petit bonhomme n'a rien d'un enfant prodige : il n'est point surdoué. Mais ce qu'il a compris est essentiel, infiniment plus important que la relation lettres/sons. La connaissance de ce à quoi peut servir un écrit. C'est cela le début de l'apprentissage : le reste ne devrait venir qu'après.
Précisons également qu'il n'est pas question de déclarer qu'il "sait lire". Mais ce qui est certain, c'est qu'il est entré dans la lecture.
Et la porte qu'il a trouvée ne doit surtout pas être refermée sous prétexte que ce n'est pas celle que les enseignants — non, celle que le ministre a décidé qu'il fallait prendre.
Dans ma longue carrière, j'en ai vu tellement, des petits qui avaient acquis cette attitude et cette curiosité de lecteur à l'école maternelle, et que la découverte des étranges pratiques du CP, abstraites et sans lien aucun avec ce qu'ils connaissaient et faisaient chez eux, a découragés et détournés, parfois définitivement, de la lecture... à commencer par la maman des deux bonshommes de ma photo !
On ne peut apprendre que si on retrouve ce qu'on savait dans ce qu'on apprend, y compris si ce qu'on savait est une erreur !!
L'enfant de 3 ans qui, devant une affiche s'écrie : " Là y'a écrit Toulouse", alors que le son "ou" n'a pas été étudié... (et ils sont nombreux... à Toulouse !) n'a évidemment pas lu le mot. Ce n'est qu'une reconnaissance — surtout pas "globale" : rien de global, là-dedans !— , mais approximative (beaucoup voient "Toulouse, là où il est écrit "Toulon" !)
La mission du travail de l'enseignant, c'est de faire évoluer cette reconnaissance très imparfaite, vers la construction de savoirs précis, grâce à une observation et une analyse comparée qui vont permettre de préciser les différences qui séparent ces deux mots, et de découvrir ainsi que les mots sont composés de lettres, dont le nombre et l'ordre sont essentiels.
Rappelons que, pour des petits ceci n'a rien d'évident au contraire ! (voir la notion d'obstacle épistémologique :
http://www.charmeux.fr/obstaclesepist.html

Apprendre, ne n'est jamais combler des manques, c'est toujours faire évoluer des savoirs.

Mais cette image, qui n'a rien d'exceptionnel, (nombreux sont les parents qui ont la même...) me rappelle aussi ce que je crois de plus en plus être une erreur dans l'approche habituelle de la lecture à l'école (dans la famille aussi, du reste) celle qui consiste à faire croire aux petits que lire serait d'abord et essentiellement un plaisir et une distraction.
Présenter les choses ainsi, c'est prendre le problème à l'envers. Une activité ne peut être un plaisir que si elle est maîtrisée. Rien de ce que j'ai à apprendre ne peut commencer par du plaisir.
C'est du reste un des gros problèmes de l'enseignement : comment faire entrer dans un apprentissage qui commence forcément par du difficile et du rebutant ?
On connaît la réponse : il faut "motiver" les élèves.
Or, la motivation, comme nous l'avons rappelé récemment, est de l'ordre de l'intelligence, et pas du tout de l'envie. Il ne s'agit pas d'attirer les enfants vers la lecture, en dorant ce qu'on présente alors comme une pilule amère, puisque qu'on y rajoute du sucre !
Etre motivé, c'est avoir compris à quoi sert ce qu'on a à faire, et notamment ce qu'on a à apprendre.
Or, apprendre à lire, ce n'est ni facile, ni rapide. Et surtout, c'est loin d'être un plaisir au début.
S'imaginer qu'on va donner "envie" d'apprendre à lire en affirmant le contraire, c'est s'exposer à l'échec auprès de nombreux enfants, qui, de surcroît, ont d'innombrables autres plaisirs à portée de mains.
C'est pourquoi, il semble nécessaire que, sans éliminer les lectures de plaisir (loin de là ), et dès le plus jeune âge, les enfants découvrent que lire, c'est d'abord le meilleur moyen de pouvoir se débrouiller tout seul, et que ça sert à résoudre des quantités de problèmes, majeurs ou non.
Je me suis très vite aperçue que, dès l'école maternelle, les lecture "utiles", celles qui servent visiblement à quelque chose (les recette de cuisine, ou les brochures "mode d'emploi"), accrochaient mieux les enfants, que les contes, ou autres histoires, notamment pour les enfants de milieux défavorisés.
Ce qui ne les empêchait pas, au contraire, — et sans doute ceci expliquant cela — d'apprécier les lectures de fiction et de "plaisir", comme une sorte de prolongement des pouvoirs de la lecture, porte ouverte vers la culture.
Apprendre à lire, c'est bien faire découvrir toutes les formes et toutes les fonctions que peut avoir l'acte de lire.

Prendre appui sur les stratégies et les curiosités spontanées des enfants, les nourrir, et les aider à les transformer, pour les rendre plus efficaces, plus libératrices, selon la belle formule d'un journal d'instit de jadis, c'est le cœur de notre métier d'enseignant. Ce n'est pas facile, cela doit s'apprendre (on appelle cela la "formation des enseignants") mais c'est autrement passionnant que de tourner les pages, sinistres, mal dessinées et remplies d'erreurs de la méthode Boscher...