Comme souvent, avec cet éminent linguiste, les titres sont "accrocheurs" et les contenus décevants, et sans liens apparents avec ce qui les annonce. On se souvient du beau titre de son ouvrage sur le vocabulaire : "le verbe contre la barbarie", qui rend d'autant plus amère la déception des contenus qui suivent.
Ici, on a deux titres. D'abord un titre polémique "Apprendre à lire : en finir avec les faux-semblants", puis en dessous, un second titre, douceâtre et inattendu : "Plaisir d'apprendre et plaisir de savoir". Si l'article développe incontestablement les "faux semblants", avec lesquels il faudrait en finir, la différence entre le plaisir d'apprendre et de celui de savoir restera un rien floue.
N'importe. Examinons l'argumentaire développé ici.
Ayant sans doute rencontré par mégarde l'ouvrage de Pascal Bruckner "L'euphorie perpétuelle" — à moins que ce ne soit seulement l'article que Ch. Makarian lui a consacré dans l'Express en 2000 — Alain Bentolila s'engouffre dans ce joli titre (Décidément, il les aime !), pour développer son premier argument selon lequel, ce serait parce qu'ils veulent "faire plaisir" aux enfants que les adversaires des méthodes rejettent ces dernières.
On ne peut être que surpris par cette affirmation quand on sait que le désir de "faire plaisir aux enfants" est l'argument n°1 des enseignants qui défendent le choix de leur méthode.
Quand il vous arrive, comme à moi, d'expliquer à un collègue que Léo et Léa, ou la Planète des Alphas, sont des dangers pour les enfants, parce que non seulement ces outils n'enseignent pas la lecture, mais que leur assimilation des lettres à des objets, des personnages, ou des couleurs, empêche les petits de construire des notions essentielles à celle-ci, comme l'arbitraire du signe linguistique, la réponse invariable est toujours : "peut-être, mais les enfants adorent ça : c'est ludique, ça les amuse et du coup, ça marche !".
Autrement dit, les fans de l'euphorie perpétuelle, ce sont les syllabistes : c'est, en effet, dans ces méthodes qu'ils trouvent le moyen de lutter contre l'incommensurable ennui qui anime une majorité de classes aujourd'hui, notamment au CP. Il faut reconnaître que, si l'on n'a aucun souci de ce que peut être le fait de lire, enfiler des lettres et des sons comme des perles, c'est plus facile et, pour peu que l'enseignant sache s'y prendre, bien plus rigolo que d'explorer un écrit, d'y repérer les indices, pour formuler des hypothèses et aller les vérifier en raisonnant.
Donc ce premier argument n'est pas vraiment convaincant, et il a même tendance à se retourner contre son auteur.

Second argument :
Identifier n'est pas supputer

Jolie formule... Mais on a envie de dire : "c'est vrai et alors ?" Jamais au grand jamais, personne n'a confondu ces deux verbes. En revanche, je suis inquiète de voir que monsieur Bentolila semble, lui, confondre une "hypothèse" avec une "devinette". Raisonner à partir du contexte pour formuler une hypothèse sur ce dont il s'agit, et vérifier cette hypothèse, n'est-ce pas l'essentiel de la démarche scientifique ? Est-il si dangereux de fournir aux enfants et très tôt, les moyens de cette honnêteté intellectuelle, dont on a si souvent l'occasion d'en déplorer l'absence chez nos concitoyens ?

Troisième argument :
Lire — faut-il le préciser?— c'est être capable d'identifier et de comprendre un mot que l'on n'a jamais rencontré auparavant ; et cette capacité exige que l'on ait maîtrisé avec patience et parfois difficulté les mécanismes qui permettent au code écrit de fonctionner. Rien n'est plus dangereux que de faire croire à un enfant qu'il sait lire alors qu'il ne possède aucune autonomie de lecture.

Il me semble que là aussi, l'argument se retourne contre monsieur Bentolila : ne sont-ce point les maîtres syllabistes qui font croire à un enfant qu'il sait lire parce qu'il vient de déchiffrer oralement un bout de phrase ? A-t-on lu quand on a déchiffré oralement ? Quant à accuser les collègues de dire ce genre de mensonge aux enfants — je veux dire les collègues qui travaillent sur ce qu'est vraiment la lecture, c'est-à-dire qui visent l'apprentissage des opérations mentales de raisonnement et d'analyse qu'exige la construction du sens d'un texte — j'attends qu'on m'en montre un seul méritant ce reproche ! !
De plus, on peut relever une erreur dans le passage cité : la définition qu'il donne de l'autonomie de lecture est fausse. En français, il est IMPOSSIBLE de déchiffrer un mot que l'on ignore totalement. Si vous ne connaissez pas le mot "patient", ou le mot"retient", ou le mot "balbutient", jamais le déchiffrage ne pourra vous y conduire. L'organisation largement visuelle du français écrit, les repères orthographiques des mots qui sont hors prononciation, font que le déchiffrage se heurte en français à mille obstacles. En fait, il faut connaître le mot pour pouvoir le déchiffrer, connaître le mot "pantin" pour savoir que le "n" doit être rattaché au "a", tandis que dans "panier", il doit être rattaché au "i". Il fait avoir reconnu le mot "moins" dans son entier pour savoir que la syllabe "mo" n'y existe pas. Les exemples sont innombrables.

Continuons : encore un autre argument :
On comprend alors l'importance décisive de la quantité et de la qualité du vocabulaire qu'un enfant possède avant qu'il apprenne à lire. Car si l'enfant ne possède qu'un nombre très restreint de mots souvent peu précis, alors son dictionnaire mental lui répondra le plus souvent: "Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous avez demandé". Et à force de ne pas recevoir de réponse à sa question, l'enfant risque d'en déduire "qu'il n'y a jamais d'abonné", c'est-à-dire qu'il n'y a aucun sens derrière le bruit qu'il a construit.
Les problèmes de raisonnement de monsieur Bentolila ne s'arrangent pas : le voilà en contradiction avec lui-même. Si vraiment on pouvait déchiffrer un mot inconnu en français, alors, la pauvreté de vocabulaire ne serait pas un obstacle, puisqu'on pourrait quand même identifier des mots que l'on ne connaît pas.
C'est au contraire parce que c'est impossible, que le déficit en langue est si catastrophique.
Notons au passage, que ce ne sont pas les mots qui manquent, mais les écrits et la langue qui les traduit : le réservoir langagier n'est pas un dictionnaire, comme monsieur Bentolila semble le croire, mais un ensemble de formules, de bouts de textes, de phrases entières... C'est par les textes — de vrais textes, écrits en langue écrite — que les enfants enrichissent leur lexique, pas par des "leçons de mots".

Autre argument encore :
Travail patient et obstiné pour enrichir le vocabulaire des enfants et notamment les moins favorisés ; manipulation précise des mécanismes de la lecture pour en percer les secrets ; c'est dans le labeur que se gagne la bataille de la lecture et non dans une approche idéo-visuelle qui, sous prétexte de facilité, conduira bien des élèves à une impasse.

Brr ! Quelle sinistre vision de l'apprentissage ! Pauvres gamins ! C'est ça le plaisir d'apprendre ?
En plus d'être bien triste, cette phrase est un mensonge : jamais personne ne conseille un approche "idéovisuelle" (adjectif qui ne veut vraiment rien dire !). Refuser qu'on fasse syllaber des enfants dans une langue qui ne traduit pas les syllabes à l'écrit, n'a jamais signifié une ânerie pareille.
Ceci étant dit, et n'en déplaise à tous les oralistes et syllabistes ou syllaborateurs, la lecture est une activité visuelle, qui s'effectue sur une surface plane, papier ou écran, où il s'agit de repérer des indices, d'abord dans la mise en page, dans la taille et l'épaisseur des caractères, leurs variations de styles (si un mot est en italique dans un texte, cela veut dire quelque chose qu'il faut savoir interpréter), dans la ponctuation, dans l'organisation des paragraphes, dans les phrases, dans les mots, et dans les lettres, notamment finales qui ne se prononcent point, jusque dans les accents : "prés" est à distinguer de "près", un "mât" n'est pas forcément "mat", "foret" et "forêt" sont rarement réunis etc.etc..

Je suis surprise que monsieur Bentolila qui est professeur de linguistique puisse ignorer — ou faire semblant d'ignorer : encore un faux semblant dont il faut se débarrasser !— l'importance de ces caractéristiques essentielles de la langue française, qui, au fil de son histoire est devenue "une langue pour les yeux", si différente sur ce point des autres langues... Comment peut-il ne pas être outré par l'indigence, voire la débilité, des phrases utilisées pour aider (?!?) les enfants à entrer dans l'écrit, des phrases qui ne sont en fait ni de l'oral, ni de l'écrit. Avez-vous déjà entendu quelqu'un parler ou écrire un TEXTE comme celui-ci (Léo et Léa):
"Mamie a fumé. Léa a lu. Mamie a lavé. Léo a filé. Léa a avalé. Léo a vu " ?
Comment un professeur de linguistique peut-il admettre et conseiller un tel charabia, des phrases agrammaticales, où un verbe transitif est utilisé sans complément ?

Dernier argument.
Ces jeunes lisent mal, mais surtout ils ne savent pas ce que lire veut dire, parce que ni l'école ni la famille ne le leur ont appris. Voici ce qu'est l'illettrisme aujourd'hui.

Alors, là, surtout quand on lit les citations ci-dessus, on ne peut être que d'accord avec monsieur Bentolila... Sauf que ces jeunes ont appris avec une méthode syllabique (95% des classes de CP n'ont jamais fait autre chose) Alors ? Les faux semblants, ils sont où ?