Si, en dehors de tout à priori, on cherche à savoir ce qu'est l'orthographe, si elle traduit la prononciation ou non, et à quoi elle sert dans la vie, le meilleur moyen c'est de comparer un texte écrit en API, l'alphabet phonétique international, et le même texte avec son orthographe : l'expérience est intéressante. Je m'en suis souvent servie en formation : en voici un exemple :



Même avec l'aide de la mise en page respectée (celle d'un poème), je pense que bien peu auront trouvé de quel poème il s'agit. Le seul moyen de le savoir, c'est de voir le texte avec son orthographe — texte qu'ont déjà reconnu ceux qui, à la fois, connaissent les signes API et aiment Bobby Lapointe :
Mon père est marinier
Dans cette péniche.
Ma mère dit : la paix niche
Dans ce mari niais.

Dans un texte comme celui-là, c'est l'orthographe seule qui permet d'entrer dans le texte : même le fait de l'entendre, dit à haute voix, ne suffit pas ici, sauf si on connaît déjà la chanson.
On se rend compte alors qu'elle est en quelque sorte, à la fois le visage de la langue écrite, et la porte d'entrée de celle-ci vers ce qu'elle dit. En fait, l'orthographe joue, à l'écrit, le même rôle que celui de la prononciation pour l'oral : ouvrir la porte au sens.
En Angleterre, si l'on prononce mal la question qu'on pose, on risque fort de ne pas recevoir de réponse. Or, prononcer de l'anglais comme il faut pour se faire comprendre, ce n'est pas facile — et l'on notera, au passage, que personne jusqu'ici n'a demandé à ce que cette prononciation soit simplifiée pour être plus facile à enseigner...
Pourquoi les choses seraient-elles différentes à l'écrit ?

Laissons de côté la glissante question de sa simplification, et revenons à la pédagogie de l'orthographe.
Il est facile de dégager de notre constat les grandes lignes d'un enseignement cohérent et efficace. Notre équipe l'a expérimenté il y a des années, et depuis, nous l'avons largement approfondi et précisé. (1)

1- Concevoir un travail en continu sur ce sujet, depuis le CP jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire, qui prenne en compte les trois dimensions de tout apprentissage :
* la dimension affective, en dédramatisant l'orthographe et en en faisant un lieu de jeux, et un apprentissage de l'humour, avec des jeux lus et produits sur les mots et les textes ;
* la dimension cognitive, en faisant en sorte que les enfants comprennent à quoi elle sert et comment elle fonctionne ;
* la dimension opératoire, en les aidant à construire des stratégies d'écriture sans erreurs.

2- Dès les tout débuts du CP, intégrer l'orthographe à l'apprentissage de la lecture, sur des textes réels, accessibles aux petits, mais écrits en langue écrite, où l'accent sera mis sur le fait que les lettres les plus importantes, parmi celles qui composent les mots, sont celles qu'on appelle traditionnellement "muettes", d'un adjectif assez stupide, attendu que les lettres, étant un petit dessin, le sont évidemment toutes. Ces lettres sont importantes, parce que ce sont elles qui permettent de comprendre ce qu'on lit.
Si l'on travaille ainsi dès le CP, on installe d'emblée l'idée que la langue écrite est une langue pour les yeux, et que, pour savoir lire, il faut d'abord et surtout regarder et analyser ce qu'on voit, pour comprendre comment ça marche.

3-Ensuite, tout faire pour dédramatiser l'orthographe en classe, en se focalisant sur l'observation des textes, bien avant de se focaliser sur leur production. Cela ne veut pas dire les laisser écrire avec des erreurs ou les empêcher d'écrire (l'un et l'autre sont à éviter absolument), mais cela signifie que l'orthographe sera, aussi longtemps que les enfants en auront besoin, prise en charge par l'enseignant. Sa tâche est ici en premier, de créer chez les petits le "doute orthographique", que les pratiques de classe tuent par avance en valorisant de façon absurde le fait de savoir de mémoire (chose, comme on sait, capricieuse et infidèle). Même si cela paraît paradoxal, ce qui permet d'asseoir l'orthographe, c'est de douter et de chercher pour vérifier. Écrire avec le dictionnaire à portée de mains, toujours.

4- La conséquence de ce point 3, c'est qu'il faut, parallèlement, tout faire pour mettre en place, chez les élèves, et aussi tôt que possible, une maîtrise de la documentation orthographique (dictionnaire d'orthographe et dictionnaire de verbes), leur permettant, à l'entrée en 6ème, d'être devenus capables de trouver ce qu'ils cherchent en moins de 30 secondes. On sait que si on met davantage, on ne cherchera pas. Or, il faut chercher et valoriser ce besoin, au lieu de les morigéner bêtement, avec la fameuse phrase-couperet : "Ça, tu dois le savoir !"... Et si le gamin ne le sait pas, que fait-on ? On le met en prison ?
Ajoutons que la maîtrise de la documentation orthographique, c'est un outil qu'il pourra utiliser toute sa vie, évitant ainsi quelques ennuis professionnels ou autres...

5- Dès que la lecture commence à être installée, on met en place le travail d'apprentissage de l'orthographe, à travers une étude du fonctionnement orthographique des textes qu'on a lus : il s'agit d'y rechercher des constantes et des variations dont on va étudier les causes, pour en dégager des constats, qu'on pourra ériger en règles de fonctionnement, toujours provisoires car il est impossible de sortir du corpus étudié (on ne généralise pas en matière de langue— seul Bled se permet de le faire, ce qui permet de le juger, sévèrement).

S'ensuit alors la découverte d'un fonctionnement se situant sur deux axes : l'axe des substitutions, celui de l'orthographe lexicale (sans, sang, cent, s'en etc.) ; et celui de l'axe horizontal, celui des relations entre les mots, qu'on appelle aussi grammatical, sans que ça n'apporte grand-chose, si ce n'est une certaine forme de stress.
Une chose est certaine, cet usage de l'orthographe en lien avec la grammaire, n'est pas plus "logique" que l'autre : ce qui est logique, c'est la grammaire, les relations entre les mots, mais les marques qui traduisent ces relations sont parfaitement arbitraires, et dépendent des langues. On trompe les enfants en leur affirmant le contraire, et on crée pour eux des difficultés supplémentaires.
Donc l'usage grammatical de l'orthographe n'a rien de plus important que l'autre usage, et n'a aucune raison de "compter" plus que l'autre, en matière d'évaluation.

6- Ne pas oublier qu'un savoir nouvellement acquis n'est jamais "actif" tout de suite : il doit passer par une phase de stagnation plus ou moins passive, et plus ou moins durable selon les enfants et les domaines de connaissance, avant de pouvoir être utilisé. Ce qui, pour l'orthographe, implique une profonde modification des formes de son évaluation : avant d'avoir le droit d'exiger qu'il écrive sans erreurs, il convient de s'assurer qu'il est capable de justifier le graphies qu'il rencontre. Il est pourtant clair que si un enfant ne sait pas pourquoi tel mot se termine par -ent, dans le texte qu'il a lu, il sera encore moins capable de l'écrire.
Or, cette étape-là est régulièrement sautée dans les pratiques de classe. Pas étonnant que les progrès n'arrivent pas et qu'ils semblent régresser...
Nous avons considéré que jusqu'au CM1 inclus, on devait évaluer d'abord la capacité à justifier des graphies, avant d'évaluer l'utilisation de l'orthographe dans les productions.
En agissant ainsi, on favorise la confiance que le enfants mettent en leur pouvoir d'écrire (ce que les zéros en dictée détruisent totalement).
De même, on évalue d'abord la maîtrise de la documentation orthographique, documentation que l'on laisse TOUJOURS À DISPOSITION DES ÉLÈVES PENDANT TOUTE SITUATION D'ÉCRITURE, ET CE, POUR TOUTES LES DISCIPLINES : l'orthographe est aussi indispensable, pour se faire comprendre, en maths, en histoire, ou en français.

Un élève, bon en orthographe, est un élève qui sait servir des dictionnaires quand il écrit. Celui qui ne s'en sert pas est un imprudent un peu bête, car la mémoire, déjà infidèle par nature, faiblit au cours des années pour toutes sortes de raisons, et pas seulement à cause du grand âge...

C'est là, un programme qui ne coûte pas cher... Pourquoi n'essayez vous pas ?

(1) Tout ceci est détaillé et illustré d'exemples concrets dans "Enseigner l'orthographe autrement" aux éditions Chronique Sociale de Lyon (mai 2013)